À la recherche de marchés, la Russie mise sur ses partenaires dans le monde islamique

May 16, 2023
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Diplomatie religieuse

La Russie organise les 18 et 19 mai à Kazan un forum consacré à sa coopération économique avec les pays du "monde islamique". Engagé dès le premier mandat de Vladimir Poutine, ce rapprochement présente aujourd’hui une importance stratégique accrue dans un contexte de rupture avec l’Occident.

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L’organisation de ce forum à Kazan ne relève pas du hasard : pour l’État russe, la capitale du Tatarstan, située à 800 km à l'est de Moscou, a vocation à incarner la coexistence religieuse pacifique en Russie, et à véhiculer l’image d’un pays "multinational". Dans cette République de la région de la Volga, l’islam est implanté depuis des siècles. Et la population tatare, de confession musulmane, constitue la première minorité à l'échelle du du pays.

"Le Tatarstan est l’une des régions les plus riches de Russie et sert aussi de vitrine économique", explique Ivan U. Klyszcz, chercheur à l’International Centre for Defence and Security de Tallinn (Estonie). "Parce qu’elle concentre des industries et attire des investissements, elle présente un profil qui correspond pleinement à l’approche économique pragmatique de la Russie".

Preuve de l’importance accordée à cette manifestation : la présidence du comité d’organisation a été confiée à Marat Khousnoulline, vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, et lui aussi originaire du Tatarstan. L'objectif du forum consiste à resserrer les liens avec les pays composant l’Organisation de la coopération islamique (OCI) – d’abord économiques, mais aussi culturels et intellectuels. Fondée en 1969, cette organisation intergouvernementale siégeant en Arabie saoudite compte 57 États membres et revendique de porter "la voix collective du monde musulman", "dont elle assure la sauvegarde et la protection des intérêts".

Identité musulmane

La Russie compterait environ 15 millions de citoyens musulmans, "au sens où ils appartiennent à un groupe ethnique dont le fonds culturel est lié à l’islam. Bien sûr, tous ne sont pas croyants, et encore moins pratiquants", précise Marlène Laruelle, directrice de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes à l’université George Washington (Washington D.C.). Vivant majoritairement dans les Républiques du Caucase et dans la région Volga-Oural, ils représentent plus de 10 % de la population du pays. À ce titre, Vladimir Poutine fut en 2003 le premier dirigeant d’un État à majorité non musulmane invité à s’exprimer au sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Le nouveau président russe entendait alors améliorer l’image d’une Russie déclassée, largement dégradée par les guerres menées en Afghanistan et en Tchétchénie.

Deux ans plus tard, son admission à l’OCI en tant qu’État observateur est une victoire diplomatique pour Vladimir Poutine. "L’intégration de la Russie au sein de cette instance s’est inscrite dans un contexte de tensions nouvelles avec Washington – concernant l’Irak, notamment – et répondait aussi à la volonté de rééquilibrage de l’Arabie saoudite par rapport aux États-Unis", rappelle Igor Delanoë, directeur de l’Observatoire franco-russe, centre de réflexion établi à Moscou. L’État russe revendique ainsi une certaine appartenance au "monde musulman". Plus généralement, Vladimir Poutine ne manque pas une occasion de rappeler la singularité de la Russie, pays "multinational" – où cohabitent différentes nationalités –, et multiconfessionnel.

"Réorganisation de l’ordre mondial"

Afin de s’assurer un relais d’influence dans cette région de monde, la Russie s’est dotée en 2006 d’un "groupe de vision stratégique" présidé aujourd’hui par Rustam Minnikhanov, le dirigeant du Tatarstan. Son activité, qui avait décliné dans le contexte des "Printemps arabes", a redoublé après l’annexion de la Crimée, quand les pays occidentaux décidèrent l’adoption de sanctions économiques contre la Russie. Les prémisses de la rupture entre la Russie et l’Occident.

Depuis, les relations économiques entre la Russie et les pays du Moyen-Orient se sont multipliées. "Le renouvellement générationnel dans les monarchies du Golfe a permis ce rapprochement – pour les nouvelles élites, les guerres d'Afghanistan et de Tchétchénie appartiennent à l'Histoire", relève Igor Delanoë. Les fortes oppositions suscitées par la guerre en Syrie n’ont pas davantage entravé cet essor. Pour l’analyste de l’Observatoire franco-russe, les personnalités russes portant cette "identité musulmane" jouent un rôle de "messagers" : en mars 2022, Rustam Minnikhanov a par exemple été reçu par le président sénégalais Macky Sall. "Cette diplomatie parallèle se fait de façon coordonnée avec le pouvoir central, elle s’accorde avec l’agenda politique du Kremlin", abonde Ivan U. Klyszcz, pour qui se distingue toutefois Ramzan Kadyrov. Le leader de Tchétchénie, qui dit entretenir des relations privilégiées dans les monarchies du Golfe, épouse une approche qui semble davantage individuelle.

Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine a naturellement donné une nouvelle dimension au forum de Kazan, plus que jamais opportun : la Russie entend réorienter ses partenariats économiques et stratégiques. Le 31 mars, Moscou a adopté une nouvelle doctrine de politique étrangère présentant le "monde islamique" comme un interlocuteur privilégié. Jusqu’à présent, le terme "islamique" en était absent. Une évolution qui, selon Igor Delanoë, "rejoint ce narratif de l’importance des civilisations dans la réorganisation de l’ordre mondial".

Sentiment anti-occidental

Lors de ses déplacements officiels, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a pris l’habitude de qualifier de "coloniale" l’attitude des Occidentaux à l’égard du reste du monde – un jugement qui alimente une défiance déjà ancrée, notamment à l’égard des États-Unis. "La perception de la Russie est certes meilleure dans le 'monde musulman' qu’en Occident, mais cette vision positive est exagérée par la propagande", estime le chercheur Ivan U. Klyszcz, qui l’attribue à un fort sentiment anti-occidental et à une méconnaissance de la réalité de l’Ukraine. Par ailleurs, la présence sur le terrain d’un nombre significatif de soldats issus des républiques du Caucase contribue parfois, sur Internet, à façonner l’image d’une Russie "du côté des musulmans".

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Sommés de condamner l’agression russe, les pays de la région ont globalement fait preuve de retenue, refusant de sacrifier leur économie au nom d’un conflit "impérial" jugé lointain. Ce retrait a également été observé ailleurs dans le monde, notamment sur le continent africain. C’est ce "Sud global" que la Russie, aujourd’hui coupée de l’Occident, entend capter. Après une première édition à Sotchi en 2019, la Russie organise cet été à Saint-Pétersbourg un nouveau sommet Russie-Afrique. "Le repli de la Russie peut être considéré comme une victoire de l’Occident en Europe, mais dans le Sud global, on n’observe pas de victoire occidentale ; au contraire, la guerre accélère la fragmentation du monde, la démondialisation et la régionalisation des blocs stratégiques et des liens économiques", analyse la professeure Marlène Laruelle dans une note pour l’Institut français des relations internationales (Ifri). "Les puissances régionales tirent les leçons de la manière dont l’Occident mène sa guerre économique contre la Russie et renforcent leur autonomie par rapport aux institutions et aux moyens de pression occidentaux".

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Source: FRANCE 24