" L’intégration des revenus et du patrimoine dans une même conception de la fiscalité est indispensable "

May 18, 2023
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L’intervention du ministre des comptes publics, Gabriel Attal, réaffirmant l’importance de la lutte contre la fraude fiscale a suscité de nombreux débats. L’impôt sur le revenu est au centre de ces débats, mais aussi les inégalités croissantes de patrimoine. Un des points les plus importants et les plus délicats est justement la distinction entre revenu et patrimoine. Un petit détour historique permet de mieux la comprendre.

Dans les sociétés européennes médiévales, le pouvoir de la noblesse résultait de la possession d’un patrimoine territorial. La noblesse vivait des revenus de ses terres, dont la vente était exclue et l’acquisition résultait en principe de l’octroi de fiefs par les princes ou de transmissions dynastiques. Le revenu et le patrimoine étaient donc très nettement séparés. Le revenu était le produit « naturel » de la terre (aidé du travail de quelques serfs…), et l’inaliénabilité du patrimoine distinguait clairement sa possession de tout autre type de propriété. Les revenus de patrimoines professionnels ou financiers n’avaient ni la même nature ni la même légitimité.

Il fallut du temps pour que le revenu d’un placement financier en dette publique (apparu au XIVe siècle) bénéficie de la même légitimité, et l’utilisation du terme de rente (sur le modèle du revenu de la terre) y contribua, contournant l’interdit par l’Eglise du prêt à intérêt. Cette assimilation faisait l’affaire des Etats, qui pouvaient ainsi emprunter relativement bon marché. Ils octroyèrent dans ce but à leurs emprunts le même statut juridique de « biens immeubles » que détenaient antérieurement les seuls patrimoines fonciers et immobiliers. Certains actifs financiers privés se greffèrent peu à peu sur ce statut public ; certains nobles, par exemple, émettaient des rentes pour doter une fille ou acheter une charge. Ainsi, l’idée d’une coupure entre patrimoine et revenu pouvait perdurer.

Sentiment de justice

Lorsque, au XIXe siècle, les sociétés par actions se diffusèrent, on distingua dans leur revenu d’un côté un « intérêt du capital » fixe, dont le paiement était perçu par les actionnaires comme une obligation indépendante de la conjoncture, de l’autre le « dividende » à proprement parler, qui dépendait de la situation de l’entreprise. Quoique sans validité juridique sérieuse, cette distinction perpétuait celle entre patrimoine et revenu.

Dans une société ainsi habituée à la coupure entre un patrimoine immuable et un revenu variable, il n’est pas surprenant que les impôts sur les patrimoines (à commencer par l’impôt foncier, depuis la Révolution en France) et sur les revenus (à partir de 1914 en France) aient été créés indépendamment les uns des autres, et sans cohérence : ils étaient censés frapper des entités indépendantes. De la Grande Guerre aux années 1960, la réduction des patrimoines financiers relativement au revenu, du fait en particulier de l’inflation et des nationalisations, dispensa de toute réflexion sur ce point. Depuis les années 1970 et surtout 1980, en revanche, le patrimoine financier sous forme d’actions a pris une place plus importante. Pour faire monter les cours de leurs actions et minimiser les impôts (qui frappent généralement plus les dividendes que les plus-values), les entreprises ont pris l’habitude de racheter leurs actions. Aujourd’hui, les patrimoines financiers augmentent donc même quand les revenus ne s’accroissent pas, ce qui crée une distorsion fiscale de plus en plus évidente.

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Source: Le Monde