Cannes : “Anatomie d’une chute”, Justine Triet un cran au-dessus

May 21, 2023
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COMPÉTITION − Pour son quatrième long métrage, la réalisatrice excelle avec un scénario diabolique sur la dissolution du couple. Un film ambitieux pour du grand cinéma.

« Anatomie d'une chute », de Justine Triet. Les Films Pelleas - Les Films de Pierre

Par Jacques Morice Partage

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Dans un coin isolé de montagne, un homme a chuté, du haut de sa maison. Il est retrouvé mort, par son fils, 11 ans, malvoyant, revenu d’une promenade avec son chien. Que s’est-il passé ? Accident, suicide, homicide ? Une enquête est ouverte. Sa femme (fascinante Sandra Hüller, lumineuse et impénétrable), écrivaine, présente dans la maison au moment des faits, est suspectée. Arrive aussitôt un ami de confiance (Swann Arlaud), avocat de profession, qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs années. Il lui demande de raconter en détail tout ce qu’elle a fait, ce qu’elle a entendu. Tout en laissant deviner que certains éléments peuvent l’accabler, il est clair qu’il ne doute pas de son innocence.

Et nous ? On ne cessera d’apprendre, de s’interroger, en se forgeant sa propre conviction. Il y a bien là tous les éléments concourant au suspense d’une véritable intrigue policière, mais rehaussée d’une approche intime des personnages. Dès le début, un sentiment de proximité s’est en effet instauré avec Sandra, cette héroïne complexe qu’on découvre dans son foyer, lieu d’ancrage et d’effondrement de l’histoire. Le décor, la vie matérielle, l’expertise des faits, d’un côté ; de l’autre, la chute, la verticalité de l’abîme, le puits sans fond de la vérité.

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Voilà de quoi est fait Anatomie d’une chute, le quatrième long métrage d’une réalisatrice qu’on a défendu depuis ses débuts. Mais Justine Triet franchit clairement un palier avec ce film ambitieux sur la défaite d’un couple, analysée et disséquée avec d’autant plus d’intérêt qu’il confronte deux fortes personnalités, ayant chacune la passion de l’écriture. Une passion quelque peu contrariée chez Samuel, le mari, professeur charismatique, qui avait décidé de faire classe à leur fils à la maison. Est-ce par manque de temps, d’énergie, de confiance en lui ? Il n’était pas parvenu au statut de reconnaissance littéraire de sa femme.

Bataille d’ego, désir, frustration, jalousie sont au cœur du film. Faire perdurer le couple n’est pas chose aisée, il faut que chacun y trouve sa place, son équilibre, son indépendance. C’est une construction fragile. Arthur Harari et Justine Triet, couple à la ville, le savent pertinemment. C’est ensemble qu’ils ont écrit ce scénario diabolique, manière qu’on imagine volontiers joyeuse pour eux d’évacuer le pire. La sagacité de ce scénario est d’aborder la faillite du couple à travers plusieurs angles – psychologique, politique, sexuel et finalement judiciaire. Pari fou, pleinement gagné. Le procès de Sandra offre un terrain idéal pour tout savoir d’elle, sachant que cette vie privée ainsi exposée n’est pas sans risque pour son fils meurtri, Daniel, un garçon vif, intense tout autant qu’émouvant. Il est rarissime de voir un enfant appréhendé ainsi, dans un conflit de loyauté, avec tant d’aplomb et de foi. Et c’est sans doute la hardiesse majeure du film : faire de Daniel, face à sa mère accusée du meurtre de son père, une sorte de voyant extralucide. Qui, par ses témoignages à la barre, laisse médusée la présidente du tribunal.

Croire en la capacité d’écoute et de raisonnement de chacun. Voilà ce qui motive Justine Triet, si sensible dans sa mise en scène au son, à la parole – le recours à telle ou telle langue (l’anglais, le français, l’allemand) et à leur traduction constituent ici un enjeu de plus dans ce mille-feuille fictionnel. Voilà du cinéma qui veille en somme à toujours élever ses personnages vers le haut, quel que soit leur égoïsme, leur ingratitude ou leur cruauté. Tout le contraire d’une chute. À mi-festival, on peut déjà se lancer dans les pronostics. Il serait vraiment étonnant, pour ne pas dire rageant, que ce grand film ne soit pas récompensé, d’une manière ou d’une autre. Prix du scénario, Prix d’interprétation féminine, Prix de la mise en scène, Palme d’or, pourquoi pas. Dans toutes ces catégories, Anatomie d’une chute excelle.

s Anatomie d’une chute, de Justine Triet (2h30). Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner, Samuel Theis. En compétition. Sortie le 23 août.

Source: Télérama.fr