"Ils tirent à l’aveugle" : les cités de Marseille sous le règne de la terreur

April 26, 2023
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En 48 heures, un jeune homme de 18 ans et un retraité de 63 ans , probablement une victime collatérale, ont été assassinés à la cité du Mail et à celle voisine de la Busserine. Les 16e et 17e homicides de l'année 2023 , pour la plupart sur fond de guerre de territoire entre deux clans armés jusqu'aux dents pour le contrôle des points de deal et dans un cycle infernal de vendetta. Otages des narcos, les familles des victimes et habitants de ces cités vivent désormais sous la terreur de la prochaine fusillade. Ils témoignent de leur détresse.

Sur une feuille de papier, elle commence à dessiner : là les plans stups, là les check points - amas de chariots retournés, planches de chantier -, là les petits commerces, là encore les jolis immeubles rénovés, l'école, les collèges. Au final, le dessin de Fatna ressemble à une nasse : à l'intérieur du filet, 4 000 personnes, habitants de la Busserine, de Picon et du Mail (14e), trois cités collées serrées, vivent "prises au piège" par les narcotrafiquants, leurs lois, leur violence.

Toute la nuit de lundi à mardi, d'immeuble en immeuble, les voisins se sont appelés. "Tu as entendu ? Tu as su ?" Toute la nuit, de palier en palier, on s'est chuchoté des mots de terreur, on a partagé des larmes. Le Groupe de veille, ce collectif d'habitants et d'acteurs associatifs de la Busserine, a envoyé des SMS pour proposer une écoute, une épaule. Et ce mardi matin, une dizaine de femmes sont venues partager un café devant le centre Agora. Tout le monde a la mine tirée ; les mains tripotent, puis abandonnent les viennoiseries et les petits gâteaux sur la table : manger, on y pensera une autre fois. Un autre jour. "Vous vous rendez compte, c'était juste un petit retraité qui jouait aux cartes", soupirent les voisines. La victime, Larbi Dekhil était, de près ou de loin, connue de tous dans ce grand village qu'est la cité.

Hier, le préfet à l'Égalité des chances, Laurent Carrié, y est venu témoigner son soutien aux familles tandis que les psychologues de l'Avad, dépêchés dans le cadre du dispositif d'intervention et de soutien aux personnes affectées par des actions violentes (Dispav), tentent de "faciliter l'expression" des habitants. L'exercice est délicat, incertain. "On s'adapte", décrit humblement l'équipe. Dans l'après-midi, c'est le maire DVG de Marseille, Benoît Payan qui est allé au-devant des proches de la victime.

"Ici, on vit tous dans la peur d’une balle perdue"

"Vivre à la Busserine, c'est vivre avec la peur de la balle perdue", dit juste Asia (1), 57 ans. Il y a quelques mois, au Mail, l'une d'elles a justement traversé ses volets et fini dans sa chambre. "J'étais là, assise, en train de prier", répète-t-elle, toujours sidérée. Voici quinze jours, elle a entendu "comme une bombe" exploser dehors, éteint sa lumière, et observé, de sa fenêtre, une "voiture pleine de jeunes cagoulés" tirer dans tous les sens. Avant l'arrivée de la police, d'autres seraient venus "ramasser les douilles à la lumière de leurs portables". Fatna, qui a connu la guerre civile en Algérie, le dit de sa voix douce : "Voilà, ce qu'on subit c'est pareil, c'est du terrorisme."

La terreur est un poison qui se répand partout, vous atteint chez vous, même si vous avez bouclé porte et volets. Elle se fraie un chemin par les réseaux sociaux, TikTok, Snapchat, groupes Whatsapp : ainsi, tout le monde a vu, presque en direct, les terribles images du jeune tué dimanche dans un hall d'immeuble du Mail. Sur la vidéo, il gît à plat ventre, dans une mare de sang. Une furtive silhouette d'enfant traverse l'image, et c'est peut-être le plus glaçant : "Même si on ne parle pas de ce qui se passe aux gamins, eux, ils voient tout", se désole une mère. "Moi, quand il y a des morts, j'emmène mon fils les voir et je lui dis : voilà, voilà ce qui t'attend, regarde ce qui va arriver si tu ne files pas droit", s'emporte Sarah, une autre maman. Autour de la table, les femmes opinent : dans les cités, les familles monoparentales, c'est-à-dire elles, sont des cibles vulnérables pour les réseaux, toujours avides de main-d'oeuvre, de misère, d'isolement. L'une a mis son fils à l'internat pour "le sortir de la cité". D'autres les tiennent, tant bien que mal, reclus à la maison. "J'ai grandi à Félix-Pyat, mais si je vivais ici, à 17 h, moi aussi je serais barricadé chez moi", glisse un travailleur social aguerri. Tous s'inquiètent de l'été qui vient : sera-t-il possible d'organiser des activités de loisirs pour les enfants ? Anne-Marie a été, durant 40 ans, éducatrice sur le territoire du grand Saint-Barthélémy, comme on appelle la myriade de cités entourant le centre commercial du Merlan. Elle y observe que "la peur fait partie du quotidien" des habitants. Un croissant en lambeaux entre les doigts, une mère soupire : "Le pire c'est qu'on attend tous la réplique. On sait qu'après un mort, il y en a d'autres."

1) Certains prénoms ont été changés.

Source: La Provence