Critique cinéma : "Anatomie d’une chute" de Justine Triet, Palme d'Or du Festival de Cannes 2023
Un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd'hui, le film qui a reçu la Palme d’Or de la 76ème édition du Festival de Cannes, Anatomie d’une chute, de Justine Triet, avec Sandra Hüller, Samuel Theis, Jehnny Beth, Swann Arlaud et Milo Machado Graner.
Anatomie d’une chute est un film fort, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois très structuré et profondément libre, qui concentre et en même temps dépasse je crois un certain nombre d’enjeux de cette compétition cannoise. Une compétition que nous avons suivie la semaine dernière avec intérêt, en tous cas plutôt un bon cru, nous étions assez d’accord pour le dire. Il se trouve que dans les films que j’ai vus, une bonne vingtaine, et en particulier dans la compétition officielle, il y avait beaucoup de formes fermées: des dispositifs narratifs serrés, comme dans le film de Martin Scorcese, des installations plastiques et sonores enfermant le spectateur comme dans The Zone of Interest de Jonathan Galzer qui se passait presqu’entièrement dans la maison du commandant d’Auschwitz, ou encore les cuisines pleines d’odeurs et de vapeur de la Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung dont on ne sort pas pendant la première heure du film des petits théâtres de pantins comme le film d’Ari Kurismaki, ou Asteroid city de Wes Anderson, maître en la matière de faire des films clos comme des boîtes. Et puis il y avait aussi beaucoup de films sur des films, ce qui est aussi une manière de proposer des formes closes: Todd Haynes dans May December mettait en scène une actrice venant rencontrer son sujet pour s’inspirer, Nanni Moretti retrouvait dans Vers un Avenir radieux sa forme habituelle, où il interprétait un réalisateur en plein tournage ; quant au revenant Victor Erice, il campait dans Fermer les yeux un ancien cinéaste lancé sur les traces de son acteur et ami disparu. Des films à la teneur théorique évidente, parfois ouverts sur le monde, souvent, malheureusement, un peu repliés sur un système théorique égocentrique et étouffant.
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Ouvrir la forme close : anatomie d'une relation amoureuse
Anatomie d’une chute s’annonçait aussi comme une forme fermée, si on peut dire à double tour. Le premier étant la forme du procès, et le second, celle du manifeste. Le filmraconte en effet les suites judiciaires d’une chute suspecte: celle de Samuel, retrouvé mort par son jeune fils dans la neige au pied du chalet familial. Suicide, crime, accident, bien vite en tous cas sa compagne Sandra doit faire face à la justice. Le film dure deux heures trente, dont une large part se passe dans une cour d’assise, le rythme épousant interrogatoires, réquisitoire et plaidoyers dans une forme cinématographique classique et une logique absolument chronologique, mais que Triet s’approprie avec une force singulière, en se concentrant sur ce qui l’intéresse au cinéma depuis le début, à savoir l’intimité et la contrainte conjugales et familiales. Ce que le procès expose de manière spectaculaire c’est l’anatomie d’une relation amoureuse, qui, exposée dans les rouages de l’institution judiciaire, paraît nécessairement dysfonctionnelle. De ce point de vue le film rejoue en l’intensifiant dans la forme du procès, les motifs propres aux films précédents de Justine Triet, Victoria et Sybil en particulier, portraits de femmes aux prises avec des injonctions complexe - travail, maternité, vie amoureuse.
Choisir le film de procès est dans le fond une manière spectaculaire de révéler ce qui passionne Triet : comment donner une forme à la plus intime intimité, quel discours peut la prendre en charge. Dans Victoria déjà une intrigue secondaire racontait un procès pour violence conjugale ; dans Sybil l’héroïne était psychanalyste et sa patiente actrice ; dans Anatomie d’une chute Sandra est écrivain. La justice, la psychanalyse, la littérature, le cinéma : autant de biais, autant de langages pour tenter de représenter quelque chose qui échappe toujours. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si l’intrigue repose sur deux personnages qui sont aussi des récurrents dans le cinéma de Justine Triet: un jeune enfant, qui est malvoyant, et son chien, qui ont tous les deux un rôle crucial dans le procès, et donc dans l’élaboration d’un discours sur le couple des parents. L’un n’a pas vu, l’autre ne peut pas parler. Sandra, elle, est allemande, parle anglais avec son mari et son fils, se retrouve contrainte à parler français à la barre, et souvent elle hésite, ne trouve littéralement pas ses mots. Enfantine, absente, hésitante la langue fait sans cesse défaut pour dire le profond, le honteux, le vrai. Pour autant les films de Triet ne sont pas sombres, car ils reposent certainement sur l’idée que le cinéma peut, lui, représenter quelque chose de l’intimité entre les êtres. Et de fait, elle parvient à nouveau à des scènes bouleversantes, entre mère et fils notamment, quand par exemple, ils se retrouvent tous les deux seuls et silencieux au piano. “Parfois le couple c’est un chaos” dit Sandra à la barre des accusés, hésitante, incorrecte presque, dans la formulation. Le cinéma de Justine Triet parvient à l'accueillir ce chaos, sans le brusquer.
Source: France Culture