Marioupol, la ville martyre que le Kremlin rêve de transformer en vitrine de la "Nouvelle Russie"
La Russie a transformé Marioupol en un gigantesque chantier avec l’ambition affirmée d’en faire une ville modèle, symbole de sa politique d’annexion du Sud de l’Ukraine. Sur place, de nombreux habitants veulent croire à la renaissance de leur cité et évitent de penser à la contre-offensive de l’Ukraine.
À Marioupol, en cette fin de printemps, on marche dans la boue au son des pelleteuses et des bulldozers. Pas un quartier, une rue, un pâté de maison ne semble échapper à cette frénésie qui s’est emparée de la ville en ruines, transformée en gigantesque chantier sur ordre du Kremlin.
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Des milliers d’ouvriers, venus pour la plupart de Russie et des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale terrassent, déblaient, bétonnent, repeignent… L’objectif est clair : la ville, totalement détruite à 40% et dont neuf bâtiments sur dix sont endommagés doit devenir le symbole de la Novorossia ("Nouvelle Russie"). L’ampleur du projet est énorme. D’après les plans révélés par le site d’investigation russe The village, les travaux pourraient durer jusqu’en 2035.
Sortis de terre en à peine trois ou quatre mois, les nouveaux immeubles colorés sont les symboles de la reconstruction de la "ville modèle" vantée par la propagande russe (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Tête de gondole du projet, le quartier Nevski, du nom du héros national russe vainqueur des chevaliers teutoniques, à la périphérie de la ville, compte déjà une quinzaine d’immeubles blanc immaculé. Un jardin d’enfant et une école devraient prochainement y ouvrir. C’est là que Vladimir Poutine s’était rendu en mars dernier. L’ensemble est propret et tranche avec les silhouettes des immeubles dévastés de l’autre côté de l’avenue. Les habitants y emménagent gratuitement comme Natalia, qui nous répond du haut de son balcon. "J’ai reçu un appel de l’office du logement, ils m’ont dit d’apporter des documents. Je ne m’attendais pas à obtenir un appartement aussi rapidement. Il est bien, il y fait chaud", raconte cette sexagénaire dont le logement a été détruit et qui a passé, comme de nombreux habitants la phase la plus dure des combats terrée dans une cave. "Pour l’instant, je ne paie pas, précise-t-elle. Ils nous ont dit qu’ils nous préviendront quand les charges seront à payer. Tout cela me plaît. Le seul bémol, c’est qu’il n’y a pas de magasins ni de pharmacie".
"Personne ne sait comment sont attribués les logements"
Le quartier "témoin" a effectivement poussé au milieu de nulle part. Et les immeubles sortis de terre en à peine trois mois semblent souffrir de quelques défauts, comme ces chauffe-eau qui se décrochent des murs nous ont raconté des habitants. Mais la carte postale est parfaite. "Personne ne sait comment sont attribués les logements", nous explique Anastasia* qui nous fait visiter les ruines de sa maison sans un quartier pavillonnaire. "Ils n’ont aucun logement à nous fournir équivalent au nôtre, nous ont-ils dit", ajoute cette femme qui vit avec son mari chez des amis depuis plus d’un an.
Igor Krouchtchenko, recteur de l'université, sur le chantier de la future bibliothèque (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Les chantiers en cours ne concernent pourtant pas seulement les immeubles d’habitation. En novembre dernier, Vladimir Poutine avait insisté sur la nécessité de reconstruire, aux côtés des logements, les "infrastructures sociales" de Marioupol : écoles, musées, bibliothèques, théâtres… Il faut "que les personnes qui ont vécu pendant 30 ans sous une propagande nationaliste folle, absolument idiote, puissent comprendre d'où elles viennent", martelait le chef du Kremlin. Dans le centre-ville, Igor Kouchtchenko, nous fait visiter le chantier de l’université. Ce grand gaillard, qui dirigeait les formations aux métiers du bâtiment, en est devenu le recteur après la fuite de l’ancien et de la grande majorité des enseignants. "En ce moment, tout le campus est en reconstruction, nous explique-t-il désignant le vaste chantier devant lui. Cela représente une dizaine de bâtiments. L’échafaudage, là devant vous, c’est la salle de concert, là la salle de sport. Officiellement, tout doit être terminé à la mi-août. Beaucoup n’y croient pas, mais je pense que ce sera terminé. Nous devons tout faire pour ramener les jeunes et les éduquer correctement". Pour lui, clairement, "la reconstruction de la ville est un symbole. C’est l’honneur de la Russie de tout remettre en place et de faire encore mieux", affirme-t-il.
Des enfants jouent sur la plage, au bord de la mer d'Azov, à Marioupol. La plage reste une des rares distractions dans cette ville désertée par de nombreux habitants. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Le projet prévoit également que l’ancienne ville industrielle deviendra une station balnéaire. Au bas de l’avenue des Métallurgistes, à quelques encablures de la mer, un panneau sur un grillage annonce ainsi fièrement que bientôt, à cet endroit, ouvrira un hôtel de tourisme. Le chantier, proche des finitions, est financé par la ville de Saint Petersbourg, jumelée avec Marioupol. À l’université, Youlia, la directrice du département tourisme, accueille un jeune postulant pour la prochaine année universitaire. "Nous avons bon espoir que de nombreux hôtels et équipements ouvrent prochainement", explique-t-elle, tout sourire. "Nous pensons que nos étudiants pourront trouver ici du travail dans trois ou quatre ans, nous avons les conditions climatiques, la mer. À l’origine, cette ville comptait de nombreuses pensions et sanatoriums. L’essentiel est maintenant de la remettre en ordre", assène, sûre d’elle, cette femme blonde.
"Tous ceux que la présence des Russes indisposaient sont ou partis, ou morts"
Rien ne semble perturber le grand projet de Moscou. Dès août 2022, à peine trois mois après la fin des combats, la ville voyait ouvrir sa nouvelle chaîne de télévision, Marioupol 24. Une enquête de Reporters sans frontières affirme qu’elle a été créée par Alexandre Malkevitch, un homme d’affaires proche d’Evgueni Prigojine, le patron de Wagner. Dans les studios installés en périphérie de la ville, Ksenia Misiourevtich, nous explique que la chaîne s’est fixée pour mission de raconter la reconstruction de la ville. "Nous tournons les JT grâce à une caméra de surveillance qui a été héroïquement sauvée des destructions", explique cette jeune femme e 19 ans. L’équipe est constituée des quelques membres des trois anciennes chaînes de la ville qui n’ont pas fui. "De toutes façons, nous explique un vieil habitant de la ville, tous ceux que la présence des Russes indisposaient sont ou partis, ou morts". La ville ne compterait plus que 150 000 habitants, trois fois moins qu'avant la guerre.
Le studio de "Marioupol 24" (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Parmi les reportages prisés par la chaîne, la réfection des routes, certes détruites par la guerre, mais qui étaient notoirement mauvaises dans la région lorsqu’elle était sous administration ukrainienne. Selon une méthode déjà éprouvée en Crimée, la Russie met un soin particulier à leur réfection. Un dimanche à 21h, nous avons ainsi pu assister à un énorme chantier d’épandage de bitume. "Je ne veux pas faire de reproches à l'Ukraine : mais en 30 ans, pas une seule maison n’a été reconstruite, rien n'a été fait pour les gens. Rien !", affirme Valery, un quinquagénaire. "Ces gens sont venus, ils ont fait plus en un an qu'en 30 ans. C'est là toute la différence" conclut-il. Le message est manifestement bien reçu.
En un an de combats et de bombardements, Marioupol a été détruite à plus de 40%. 90% des bâtiments de la ville sont endommagés. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Néanmoins, pour la plupart de ceux qui sont restés, les conditions de vie restent difficiles. Si les magasins d’alimentation sont à présent correctement approvisionnés, les prix restent élevés, et les revenus faibles, voire inexistants. La destruction de toutes les usines de cette ville industrielle, notamment les deux plus importantes Azovstal et Illitch, laissent une large part de la population sans salaires. Les retraites, désormais payées par la Russie, sont faibles. Certains habitants travaillent sur les chantiers, mais la plupart des postes sont occupés par des travailleurs en provenance de Russie ou des pays limitrophes. "Avant, ils nous donnaient des colis avec du pain, des céréales, de l’huile, du sucre, des boîtes de ragoût, explique Lioudmila, une octogénaire. Mais c’est fini maintenant. Tout est très cher. Et ils me paient 10 000 roubles (environ 115 euros) de pension tous les mois…"
De nombreux habitants vivent dans des conditions encore précaires
Les immeubles ont beau être construit à un rythme infernal, l’ampleur de la tâche est gigantesque. Et nombreux sont les habitants qui dorment encore dans des dortoirs collectifs, faute de pouvoir réintégrer leur ancien logement, détruit. Evguenia vit depuis plus d’un an dans une minuscule chambre avec son fils handicapé. Au milieu des livres et objets qu’elle a pu sauver cette octogénaire nous raconte : "J’avais une maison individuelle à deux étages, non loin de la mer. Et là, ça fait 11 m2 ! Il y a quelques mois, Poutine est venu et il a dit : 'On va reconstruire les maisons'. Dieu vous entende les gars ! Parce que la maison, je ne l’emporterai pas avec moi. J’ai 82 ans." Dans les rues de Marioupol, on croise peu de jeunes.
Le théatre de Marioupol, où 300 à 600 personnes ont péri dans un bombardement de l'armée russe, est entouré d'une gigantesque bâche. Sa réouverture est annoncée pour la fin 2024. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Dans le centre-ville, le théâtre de ville où 600 personnes auraient péri suite à un bombardement de l’aviation russe est entouré d’une grande bâche. Sa réouverture est annoncée pour la fin 2024. En attendant, l’objectif semble clair : effacer les traces de cette guerre qui subsistent malgré tout. Sur les murs de la ville, on peut voir des affiches laissées par des habitants à la recherche d’un proche. Au plus fort des combats, au printemps 2022, Olga vivait dans une cave avec son oncle : "Le 10 avril, il est sorti pour aller à un point de distribution de nourriture, se souvient-elle. Je ne l’ai jamais revu". Olga a contacté les hôpitaux, les autorités, pendant des mois. Puis en janvier dernier, l’administration lui a écrit : "Ils m’ont dit qu’il avait été enterré au cimetière de Starokrimskye" L’explication ne convainc pas Olga qui n’a reçu aucun document ou preuve montrant que son oncle est vraiment décédé. "Il souffrait de démence, je me dis qu’il a peut-être oublié son nom", souffle-t-elle. Officiellement, le nombre de victimes civiles s’élève à 21 000, mais le bilan pourrait être cinq fois plus lourd.
Sur les murs de Marioupol, en Ukraine, on trouve de nombreuses affiches déposées par des habitants à la recherche de proches, disparus suite aux bombardements. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Quand on leur parle de la possible contre-offensive ukrainienne, la plupart des habitants admettent leur inquiétude, mais se murent dans une forme de déni. "Bien sûr, les personnes âgées et les cardiaques n'y survivront pas. Et le psychisme des enfants non plus", admet Nata. "Mais je veux dire que nous n'y croyons pas, affirme cette quadragénaire. Nous ne croyons qu'en la paix, en un avenir meilleur et que tout sera florissant". Valery, lui, veut croire que les défenses construites par les Russes autour de la ville la protégeront : "J'ai visité certains endroits. J'ai ma petite idée, je pense qu'ils ne seront pas capables de passer", affirme-t-il.
À Marioupol, en Ukraine, la voie ferrée qui longe la mer d'Azov n'a pas été remise en état depuis sa destruction dans les bombardements de la ville. (SYLVAIN TRONCHET / RADIO FRANCE)
Igor* s’emporte quand on évoque le possible des Ukrainiens. "Je prendrai un fusil d'assaut et je défendrai ma ville, affirme cet habitant né à Marioupol. J'ai un grand-père du côté de ma mère qui disait : ce que l'Union soviétique m'a donné, l'Ukraine me l'a enlevé. L'Union soviétique m'a donné une éducation, la santé. Tout. L'Ukraine n'a fait que m'en priver". La guerre a radicalisé les esprits dans cette ville dont de nombreux habitants disent qu’elle était autrefois peuplée à parts égales d’habitants pro-Russes et pro-Ukrainiens. Certains restent prudents toutefois. Andreï n’est pas allé demander son passeport russe, malgré les problèmes que cela lui pose, comme ne pas pouvoir créer d’entreprise alors qu’il en avait une avant l’arrivée des Russes. "Je sais que si les Ukrainiens reviennent ici, le fait d’avoir un passeport russe risque de me poser des problèmes. Je ne change pas non plus la plaque d’immatriculation de ma voiture tant que j’en ai le droit", explique cet artisan.
*Prénoms modifiés
Source: franceinfo