TÉMOIGNAGE. " De la paix à la guerre en une heure " : Frédéric raconte son évacuation du Soudan
Le cours de sa vie s’est subitement accéléré. Il y a encore quelques semaines, sinon quelques jours, Frédéric Blanchon, logisticien de 44 ans, habitait le sud de Khartoum, en compagnie de sa femme soudanaise et de ses trois enfants. Il est désormais l’un de ces évacués qui ont fait la une de tous les médias internationaux.
La faute aux généraux Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdane Daglo (dit Hemetti) qui, en se disputant le pouvoir les armes à la main, ont plongé la capitale soudanaise dans le chaos, obligeant les autorités du monde entier à rapatrier leurs ressortissants.
« Il y avait des signes avant coureurs »
Le fait qu’un conflit armé ait pu naître entre les deux belligérants n’a pas beaucoup surpris Frédéric.
Certes, en temps normal, le Soudan est un pays où, malgré les difficultés, « la vie est très calme et paisible », raconte Frédéric. « Les gens sont très agréables. On voit de grands sourires tout le temps. » « C’est une des raisons pour lesquelles on a décidé d’y retourner », explique-t-il. La famille, formée au Soudan, a en effet bourlingué quelques années au Moyen-Orient, avant de revenir à Khartoum, en 2020.
Cela faisait déjà plusieurs mois que l’on attendait un coup d’État — Frédéric Blanchon
Elle s’aperçoit alors que la qualité de vie s’est déjà quelque peu dégradée, en lien avec une inflation galopante qui favorise la criminalité.
Surtout, en octobre 2021, une coalition de militaires chasse les civils qui, deux ans plus tôt, ont renversé le dictateur Omar el-Béchir. Des tensions apparaissent très rapidement entre les deux principales factions, si bien que le spectre d’un coup d’État apparaît rapidement. « Il y avait des signes avant coureurs. Cela faisait déjà plusieurs mois que l’on attendait un coup d’État », se souvient Frédéric. « Après, on ne l’imaginait pas comme ça. La violence des combats a été inattendue. On pensait que ce serait une révolution de palais, que ça se passerait entre eux. Le vrai choc, il est là. »
Une mosquée à Khartoum (Soudan), le 21 avril 2023. | REUTERS Voir en plein écran Une mosquée à Khartoum (Soudan), le 21 avril 2023. | REUTERS
« Une guerre ouverte dans Khartoum »
Car choc il y a eu. Forcément. Le 15 avril, au petit matin, des tirs d’armes légères et des explosions commencent à éclater dans Khartoum. « On est passé en l’espace d’une heure d’un pays en paix à une guerre ouverte dans Khartoum, avec un peuple qui n’a rien demandé », résume Frédéric.
On entend des coups au loin. On commence à flipper — Frédéric Blanchon
Quand les premiers tirs se font entendre, il est alors au lit. « Je dors, parce qu’on est un samedi, qui est l’équivalent du dimanche au Soudan. Le réveil est bizarre. On commence à flipper. On entend des coups de feu ou des tirs d’artillerie au loin. »
Les combats n’ont effectivement pas encore touché la zone sud de Khartoum, où Frédéric et sa famille habitent. Il en profite alors pour aller se ravitailler, au cas où.
Pour ou contre une armée européenne ? Débattez !
De la fumée près de l’aéroport de Khartoum (Soudan), le 15 avril 2023. | LOSTSHMI VIA REUTERS Voir en plein écran De la fumée près de l’aéroport de Khartoum (Soudan), le 15 avril 2023. | LOSTSHMI VIA REUTERS
Tirs, pillages, exactions…
Quelques jours plus tard, un nouveau besoin en ravitaillement l’emmène à tenter une nouvelle sortie, plus au nord.
« J’ai pu aller en voiture sur une rue qui va en direction de l’aéroport. Mais, à mi-chemin, j’ai été arrêté par des RSF (les forces paramilitaires du général Hemetti), qui m’ont surpris en sortant d’un buisson. J’ai ralenti. J’ai baissé ma fenêtre. Je suis tombé sur un officier et je lui ai dit que j’étais notamment à la recherche de médicaments. Il a ri et m’a dit que je ne pouvais pas aller plus loin. »
Mise à part ces bruits d’armes à feu et ces rencontres peu engageantes, Frédéric est pour l’instant relativement épargné par les affres des combats. Pourtant, Khartoum bruisse de rumeurs faisant état « d’agressions physiques, sexuelles, de pillages… ». Un ami de Frédéric lui explique même que son quartier résidentiel a essuyé des tirs de mortiers ou de mitrailleuses.
Des combats qui se rapprochent
Ces tirs, Frédéric va bientôt les expérimenter lui-même. « Trois jours avant l’évacuation, la veille de l’Aïd, on a eu une salve de tirs à proximité de notre quartier », se souvient Frédéric.
La maison a vibré dans tous les sens — Frédéric Blanchon
« Un des tirs est même tombé pas très loin de chez nous », précise Frédéric. « La maison a vibré dans tous les sens. Ça a été une énorme frayeur. À partir de là, on n’est pas sorti pendant 24 heures. On était retranchés dans une salle au rez-de-chaussée. »
Quelques heures plus tard, la réalité des combats se fait encore plus concrète. « On a vu des RSF passer dans notre rue, pour investir le quartier. Et on s’est mis à entendre des tirs de kalachnikov ».
De la fumée s’échappant d’un quartier du nord de Khartoum (Soudan), le 22 avril 2023. | REUTERS TV Voir en plein écran De la fumée s’échappant d’un quartier du nord de Khartoum (Soudan), le 22 avril 2023. | REUTERS TV
« On a entendu un ronronnement continu dans le ciel »
L’ampleur des combats pousse alors les autorités des pays occidentaux à monter des opérations pour évacuer leurs ressortissants. L’état-major français met sur pied l’opération Sagittaire.
Sur place, après avoir pris contact avec les ressortissants français de Khartoum, les autorités françaises engagent les opérations d’évacuations. « Un soir, on a reçu un ordre d’évacuer mais, le temps de se préparer, la nuit tombait et il y avait des tirs dans notre quartier. » Impossible de partir, donc.
Je me suis dit : « c’est la cavalerie » ! — Frédéric Blanchon
Mais la famille entend tenter une nouvelle sortie le lendemain matin. « Jusqu’à 1 h du matin, on s’est battu pour trouver un chauffeur qui pouvait venir nous chercher à 6 h du matin. Et on a finalement trouvé. » Au final, la nuit aura donc été courte. Et elle l’a d’autant plus été que, dans le ciel de Khartoum, une certaine agitation règne. « Vers 2 h du matin, on a entendu un ronronnement continu dans le ciel ». Des avions. Et des avions occidentaux. « Je me suis dit c’est la cavalerie ! J’étais heureux ! »
« Des forces spéciales, des forces spéciales, des forces spéciales… »
Le lendemain matin, bien qu’un peu en retard, le taxi trouvé dans la nuit se présente bien au domicile familial et amène Frédéric et les siens au point de ralliement fixé par l’ambassade, dans un quartier situé non loin de l’aéroport.
Après avoir entendu des tirs, les ressortissants français qui y sont réunis voient bientôt arriver le convoi chargé de les évacuer. « Là, on a des forces spéciales devant la maison (où sont réunis les Français), des forces spéciales jusqu’au bus, des forces spéciales tout autour du point d’embarquement ».
Jusqu’à la sortie de la ville, le bus est en plus encadré par des paramilitaires RSF. Entre-temps, le convoi est passé « par des zones de guerre ». « On voit de temps en temps des véhicules de l’armée calcinés, parfois avec des cadavres encore à l’intérieur », décrit Frédéric.
Un combattant soudanais à Khartoum. | FREDERIC BLANCHON Voir en plein écran Un combattant soudanais à Khartoum. | FREDERIC BLANCHON
Évacués à bord d’un A400m
Une fois sorti de Khartoum, le convoi prend la direction du nord. « On commence alors à tomber sur les forces gouvernementales (les adversaires des RSF), puis on arrive à une base aérienne, par un chemin détourné ».
Une partie du convoi évacuant les ressortissants français de Khartoum. | FREDERIC BLANCHON Voir en plein écran Une partie du convoi évacuant les ressortissants français de Khartoum. | FREDERIC BLANCHON
Des avions britanniques sont sur le tarmac. Les avions français arriveront quelques heures plus tard. Les futurs évacués, eux, rejoignent des hangars. L’un regroupe les Français, l’autre les Soudanais ayant un passeport français. Ces derniers pourront-ils partir ? L’incertitude plane longtemps. Empêchés par les forces gouvernementales soudanaises, certains ne le feront pas. Mais après l’intervention d’un militaire français, la femme de Frédéric pourra bien monter à bord.
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La famille rejoint donc l’A400M affrété par l’armée française. À l’intérieur, « on devait être 200 », estime Frédéric. « Les hommes et les jeunes femmes sont par terre, accrochées avec des sangles et les personnes âgées et les enfants sont sur les strapontins ».
Un avion A400M, à Khartoum. | FREDERIC BLANCHON Voir en plein écran Un avion A400M, à Khartoum. | FREDERIC BLANCHON
Djibouti, puis Paris
Après deux heures de vol, l’avion atterrit sur la base française de Djibouti. « Le pilote a cravaché dur ! », lance Frédéric.
Sur place, lui et sa famille sont « très bien pris en charge ». On leur fait passer une visite médicale, leur indique les dortoirs et leur sert un repas, à la cantine de la base. « Et nous remercions avec gratitude les épouses des militaires, qui nous ont accueillis comme si nous étions de la famille », salue Frédéric.
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Deux jours s’écoulent. Il est alors temps de regagner la France. Via un vol Air France cette fois. En attendant de décoller, les évacués se réunissent dans l’aéroport civil de Djibouti. « Dans le hall, il y a eu un petit moment convivial, où l’on a pu discuter avec tout le monde et se dire qu’on avait vécu un sacré moment ! »
Source: Ouest-France