Guerre en Ukraine : L’eau a-t-elle été retenue à dessein avant la destruction du barrage de Kakhovka ? Prudence

June 10, 2023
191 views

Qui a détruit le barrage de Kakhovka, situé en aval de la centrale nucléaire de Zaporijie en Ukraine ? Sur les réseaux sociaux, un graphique montrant une hausse de plus de 3,5 m du réservoir est interprété pour soutenir des hypothèses opposées, sans que cela ne constitue une preuve concrète et suffisante.

Sur Twitter, le fondateur de Megaupload Kim Dotcom a estimé le 6 juin, dans un post partagé plus de 7.500 fois, que « les données suggèrent que l’Ukraine a artificiellement élevé le niveau d’eau dans le réservoir au plus haut niveau en huit ans juste avant la destruction du barrage. Une preuve de culpabilité ? ».

Il interroge ensuite : l’Ukraine contrôlait les autres barrages en amont du Dniepr, soutient-il, et en « élevant le niveau d’eau à son record, le régime de Zelensky a voulu provoquer une inondation maximum après la destruction du barrage ? » Sauf que le Dniepr est sur la ligne de front, les forces russes contrôlent la rive gauche du fleuve, qui inclut le barrage et la centrale hydroélectrique de Kakhovka, comme le montre un schéma de l’Institut américain d’étude pour la guerre (ISW). Le même graphique a ensuite été diffusé pour affirmer, inversement, que ce sont les Russes qui ont retenu l’eau avant de planifier la destruction du barrage.

Une baisse inquiétante en février

Ce graphique est bien réel et est issu de Theia, un pôle de données français, qui à partir de satellites observe les surfaces continentales, dont les niveaux d’eau via le site Hydroweb. Selon ces données, le niveau du lac Kakhovka était à 14,03 m le 2 février 2023, soit le plus bas depuis 1992 si on le compare aux données du département d’Agriculture américain.

Les données #hydroweb de @poleTheia utilisées pour informer sur le niveau du barrage #Kakhovka qui vient d'être détruit en #Ukraine https://t.co/fzFNckrRUE — Theia (@PoleTheia) June 6, 2023 L‘accès à ce contenu a été bloqué afin de respecter votre choix de consentement En cliquant sur « J‘ACCEPTE », vous acceptez le dépôt de cookies par des services externes et aurez ainsi accès aux contenus de nos partenaires J‘ACCEPTE Et pour mieux rémunérer 20 Minutes, n'hésitez pas à accepter tous les cookies, même pour un jour uniquement, via notre bouton "J‘accepte pour aujourd‘hui" dans le bandeau ci-dessous. Plus d’informations sur la page Politique de gestion des cookies.

Cette baisse de niveau, inquiétante si elle se poursuivait, pouvait aussi avoir des conséquences sur le refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijie, située à environ 140 km en amont. Un minimum de 12,7 mètres selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), est nécessaire pour que l’eau puisse être pompée dans le réservoir pour refroidir les six réacteurs à l’arrêt. Nous y reviendrons.

S’ensuit, à partir de février, une élévation spectaculaire du niveau, avec un pic le 21 mai à 17,54 m. Les données ne sont plus fournies sur Hydroweb depuis le 4 juin. Le Centre national d’études spatiales, partenaire du pôle, n’a pas souhaité commenter cette élévation.

« Les autorités ukrainiennes n’ont pas accès au barrage »

Contactée, Iuliia Danylenko, cheffe de laboratoire à l’Institut ukrainien des problèmes hydrauliques et de l’aménagement du territoire, nous explique que la gestion des 6 barrages sur le fleuve est régulée par un document officiel, les règles de fonctionnement des réservoirs du Dniepr. Ces règles prennent en compte les besoins des parties prenantes (pour l’hydroélectricité, la pêche, l’industrie, l’irrigation, etc.) et tiennent compte des conditions météorologiques de l’année (sec, normal, humide) pour réguler les niveaux dans les réservoirs.

Cet hiver et au printemps, « la saison a été très humide, il y a eu beaucoup de pluies en amont, ce qui signifie que les réservoirs sont censés être pleins, détaille-t-elle. Pour éviter un débordement, tous les barrages doivent libérer l’eau en aval jusqu’à la mer Noire. » Mais à l’inverse des 5 autres barrages sur le Dniepr toujours aux mains des Ukrainiens, celui de Kakhovka est « sous le contrôle total des Russes depuis le 24 février 2022, poursuit-elle. Les autorités ukrainiennes n’y ont pas accès et n’ont pas pu ouvrir ou fermer les vannes. Le niveau de l’eau peut monter dans le cas où ceux qui opèrent le barrage ne suivent pas les règles et n’ouvrent pas le nombre nécessaire de vannes aux bons moments. Les forces d’occupation sont censées assurer le régime normal de fonctionnement du barrage. » Elle s’interroge : « Pourquoi les vannes n’ont-elles pas été ouvertes ? Y avait-il un but à cela ? »

Un « taux de décharge » insuffisant

Mi-mai, le New York Times questionnait aussi cette hausse du lac, qui atteignait alors, selon une analyse d’images satellites, des niveaux inquiétants où l’eau paraissait déborder du sommet du barrage. « La raison de cette élévation significative n’est pas claire », écrivaient les journalistes. David Helms, un ancien météorologue de l’US Air Force, qui a fait des recherches sur le barrage, expliquait que les forces russes semblaient avoir ouvert trop peu de vannes pour contrôler le flux apporté par la fonte des neiges et les pluies printanières. « La rivière déverse beaucoup d’eau [dans le réservoir] et cela dépasse de loin le taux de décharge », affirmait-il au quotidien.

Depuis le 6 juin, Moscou et Kiev se rejettent la responsabilité de la destruction du barrage de Kakhovka, qui annonce une catastrophe humanitaire et écologique. Mise en cause dès mardi par l’Ukraine, qui l’a accusée d’avoir dynamité le barrage pour couper la route à une offensive dans le sud en direction de la Crimée, la Russie affirme à l’inverse qu’il s’agit d’un acte « barbare » commis par les Ukrainiens.

Continuer à refroidir la centrale nucléaire de Zaporijie

La destruction du barrage a aussi des conséquences sur le refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijie, sous contrôle russe. Le niveau du réservoir baisse continuellement depuis le 6 juin et a atteint le seuil critique de 12,7 m, le 8 juin à 6 heures. Dans un communiqué, l’AIEA a souligné cependant que les opérations de pompage devraient « pouvoir se poursuivre même si le niveau descendait au-dessous » et fixe désormais la limite à « 11 mètres, voire plus bas ». Le bassin de rétention, des réserves plus petites et des puits sur place « peuvent fournir de l’eau de refroidissement pour plusieurs mois », a précisé l’AIEA.

Localisation de la centrale nucléaire de Zaporijie par rapport au barrage et à la centrale hydroélectrique de Kakhovka. - IRSN

L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français (IRSN), qui suit l’évolution du niveau du lac de Kakhovka, n’est pas en mesure de fournir des d’explications concernant l’élévation observée entre février et mai. « L’inquiétude aujourd’hui pour la centrale est liée à la tenue de la digue », pointe Karine Herviou, directrice générale adjointe, chargée du pôle sûreté nucléaire à l’Institut. Avec la baisse du niveau du Dniepr, « le risque, c’est la perte d’étanchéité du bassin [de rétention] voire l’effacement de la digue qui l’entoure du fait de la pression exercée par l’eau contenue dans le bassin, souligne-t-elle. La digue n’a pas été dimensionnée pour tenir s’il n’y a pas d’eau de l’autre côté. »

Dans le cadre des stress tests post-Fukushima, l’exploitant ukrainien a estimé que la tenue de la digue est garantie pour un niveau de 10 m au droit de la centrale, souligne une note de l’IRSN, qui va suivre « attentivement la situation dans les prochains jours ». Si jamais cette digue s’efface, des camions pompe pourraient permettre d’assurer l’appoint nécessaire dans les bassins fontaines à partir de l’eau restante dans le Dniepr, ajoute l’IRSN.

Source: 20 Minutes