Le premier hypermarché français a 60 ans, un modèle en question

June 15, 2023
369 views

Le 15 juin 1963, un nouveau monde s’ouvre aux Français : 2 500 mètres carrés de surface de vente, 12 caisses et 540 places de parking. Son approvisionnement est sans précédent, 15 000 références à des prix 15 à 20 % inférieurs à la concurrence. Des produits frais, de l’épicerie, du bazar, du textile et de l’électroménager… Avec l’ouverture de son premier magasin à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), Carrefour impose le gigantisme dans le commerce. C’est la naissance des hypermarchés.

« Dans une ambiance de fête foraine, les clients déambulent, ébahis », racontent Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca (1). « Ils se laissent impressionner par ce qu’ils voient en rayons, par la découverte de produits dont ils n’imaginaient pas l’existence », témoigne Jean-Marc Villermet, auteur de Naissance de l’hypermarché (Armand Colin, 1991).

« Le point de départ d’un changement radical de la façon de commercer »

Un éblouissement difficile à imaginer aujourd’hui à l’heure où l’hypermarché est devenu incontournable. Pour Michel Bon, PDG de Carrefour entre 1990 et 1992, « ce magasin aura été le point de départ d’un changement radical de la façon de commercer ». Et l’historien de la consommation Jean-Claude Daumas le confirme, « le développement de l’hypermarché a eu des conséquences sociales sur la consommation des Français ».

Désormais, « on fait les courses une fois par semaine et plus quotidiennement », on s’y rend en voiture et en couple : « Jusqu’aux années 1960, les courses sont une activité majoritairement féminine. Avec l’hypermarché, ça devient une sortie de couple, les permis de conduire sont encore réservés aux hommes », précise l’historien.

La devise de l’hypermarché devient « Tout sous le même toit ». On peut alors se rendre dans un seul magasin pour faire toutes ses courses, l’épicerie du coin et ses quelques centaines de produits deviennent obsolètes. Les Français ont un « sentiment d’abondance illimitée et de choix infinis, c’est la caverne d’Ali Baba », narre Jean-Claude Daumas.

Distribuer en masse et vendre à bas prix

Au-delà de la profusion, l’engagement contre la vie chère est l’ADN de la grande distribution. Elle a un principe : distribuer en masse et vendre à bas prix. Ce modèle français a été inventé par Édouard Leclerc, à Landerneau (Finistère) en 1951. Dans son nouveau magasin, il vend moins cher que la concurrence, avec une marge réduite, de 11 % au lieu de 25 %. Le slogan des célèbres Mammouth est tout trouvé : « Mammouth écrase les prix ».

À lire aussi Inflation alimentaire : grandes enseignes et industriels vont renégocier les prix

Cette stratégie paye. L’ensemble de la classe moyenne est conquis, et le contenu des assiettes va en être modifié. « La grande distribution, par son implantation sur tout le territoire, fait progressivement pénétrer dans tous les foyers les plats cuisinés et préparés de l’industrie agroalimentaire », écrivent Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca.

« C’est en effet dans les rayons des grandes surfaces que sont proposées toute une série de marques iconiques, dont l’achat et la consommation attestent aux yeux de tous que l’on fait bien partie du groupe majoritaire. Fréquenter ces enseignes et pouvoir se payer certaines marques emblématiques dessinent la ligne de démarcation qui vous sépare des pauvres », décryptent les deux analystes.

« Un écartèlement des classes moyennes »

« Aujourd’hui, on assiste à une fracture des classes moyennes, observe Jean-Claude Daumas. Les classes moyennes inférieures sont prises à la gorge par l’augmentation des prix, dans les périodes difficiles. Elles ne vont plus à l’hypermarché, où la tentation est trop forte, et préfèrent aller à Aldi ou Lidl avec l’impression de mieux maîtriser sa consommation. » Quant aux classes moyennes supérieures, elles retournent aussi dans des magasins plus chers du centre-ville.

À lire aussi Précarité alimentaire : un français sur six ne mange pas à sa faim, selon une étude

Pour autant, malgré la concurrence du hard discount, des magasins de proximité, des grandes surfaces spécialisées, type Darty, ou plus récemment de l’e-commerce, les « hypers » enregistrent des chiffres d’affaires conséquents : 48 milliards d’euros pour Leclerc, 38 milliards pour Carrefour.

La pérennité de ce modèle ne semble pourtant pas évidente pour François Durovray, président du conseil départemental de l’Essonne, département dont la surface commerciale est la plus importante en France. « Le Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois, c’est le témoin d’une époque et dans le même temps c’est un modèle qui doit se réinventer : il nous interroge sur les questions écologiques et sa dimension territoriale. Est-ce opportun de continuer de construire des commerces en dehors des centres-villes ? », se demande-t-il.

L’empreinte du supermarché

Aujourd’hui, 10 000 supermarchés et 2 000 hypermarchés maillent le territoire français. Une concentration que le président du conseil départemental de l’Essonne juge dépassée. Pour lui, il faut « inventer un nouveau modèle, en centre-ville ». D’autant que, depuis l’essor du télétravail, les zones pavillonnaires de l’Essonne reprennent vie en semaine.

« Se reconnecter au territoire » est, à croire François Durovray, une préoccupation partagée par les responsables de la grande distribution. Mais aujourd’hui encore, selon les chiffres de l’Ifop, près de sept Français sur dix font prioritairement leurs achats courants dans un supermarché, et seuls 8 % d’entre eux se rendent dans des petits commerces de proximité pour faire leurs principales courses.

Source: La Croix