Transition écologique : "la batterie 'made in Europe' risque de tomber rapidement à plat"

June 19, 2023
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Court-circuit

L’Europe risque de perdre la course mondiale aux batteries électriques. Tel est l’avertissement d’un nouveau rapport publié lundi par la Cour des comptes européenne, qui pointe du doigt plusieurs défaillances dans la stratégie européenne. Entretien avec l’auditrice du rapport, Annemie Turtelboom.

Fabrication d'une Porsche Taycan électrique, sur le site de production de Porsche à Stuttgart, dans le sud-ouest de l'Allemagne, le 26 septembre 2022.

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La transition écologique européenne a-t-elle du plomb dans l’aile ? Un rapport de la Cour des comptes européenne, publié lundi 19 juin, met en doute la capacité de l’UE à atteindre ses objectifs en matière de réduction de gaz à effets de serre, dans le domaine hautement stratégique du transport.

Lancé en grande pompe par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en décembre 2019, le Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) a pour objectif d’atteindre la neutralité climatique d'ici à 2050. Au cœur de ce projet figure la transition vers la batterie électrique, car le transport routier représente, à lui seul, un cinquième des émissions de CO2 de l'UE.

L’Europe investit massivement dans ce secteur dont elle ambitionne de devenir un moteur mondial avec en ligne de mire, l’interdiction de la vente de voitures neuves à essence et diesel à partir de 2035. Selon les experts, cette mesure devrait permettre d’atteindre la neutralité carbone du secteur, soit l’équilibre entre les émissions produites par les véhicules en circulation et l’absorption des gaz à effet de serre.

Pourtant, malgré d'importants progrès et un investissement de huit milliards d’euros de soutien public, l’Union européenne demeure "à la traîne" dans la "course mondiale aux batteries", s’inquiète la Cour des comptes européenne dans son nouveau rapport.

Des difficultés liées à la conjoncture internationale mais également à un déficit de vision sur la capacité de production de batteries, sur le contrôle du financement ou bien encore sur l’approvisionnement en matières premières. France 24 s’est entretenue avec l’auditrice du rapport à la Cour des comptes Annemie Turtelboom.

France 24 - Le rapport liste une série de points faibles dans la stratégie de production de batteries électriques en Europe. Quels sont selon vous les aspects les plus problématiques ?

Annemie Turtelboom - Tout d’abord, nous avons décidé de faire un audit sur les batteries du fait de l’importance colossale de l’enjeu. On estime que le nombre de voitures électriques dans l’Union européenne devrait passer d’un peu plus d’un million aujourd’hui à 30 millions en 2030. La batterie est donc un outil qui doit nous permettre d’atteindre la neutralité carbone mais également la souveraineté économique de l’UE, en relocalisant sa chaîne de production sur le continent.

Cela passe par la construction de giga-usines mais également par l’approvisionnement de matières premières. Or, dans ce domaine l’Europe dépend largement des importations de pays-tiers et notamment de la République démocratique du Congo, de la Chine ou bien encore du Chili. Des négociations ont été amorcées mais à ce stade, l’UE n’est pas parvenue à conclure d’accord de libre-échange ce qui fragilise son industrie. Par ailleurs, cette dépendance est d’autant plus préoccupante qu’elle concerne un petit nombre de pays qui posent parfois des problèmes de gouvernance voire de stabilité.

Outre la question de l’apprivoisement, nous avons constaté un écart important entre les objectifs de l’UE et le suivi de la production. Il y a d’un côté la décision très claire d’interdire la vente de nouveaux véhicules thermiques dès 2035 et de l’autre des estimations basées sur des données obsolètes pour construire l’avenir de la batterie européenne. Celles-ci se basent notamment sur les projets industriels en cours de développement mais rien ne garantit que ceux-ci ne délocaliseront pas si de meilleures conditions leurs sont offertes ailleurs.

L’évaluation des besoins en matières premières pose elle aussi problème parce qu’elle est basée sur des documents datant déjà de plusieurs années. Des financements massifs ont été mobilisés mais là encore nous manquons de vision d’ensemble pour optimiser ses investissements.

Pour résumer, la Commission a mis la charrette avant les bœufs. Ces lacunes et l’absence d’objectif quantifié ne lui permettent pas de contrôler la compétitivité européenne et l’équilibre entre l’offre et la demande.

Le rapport alerte également sur l’impact de plusieurs phénomènes extérieurs néfastes tels que l’inflation ou les mesures de protectionnisme agressives américaines. Quels sont les risques pour l’Europe ?

L’Europe n’est bien sûr pas seule sur le marché de la batterie électrique. Tout laisse à croire que la concurrence mondiale féroce sur les matières premières va générer une pénurie à court terme. À partir de 2025, l’approvisionnement devrait devenir beaucoup plus difficile du fait de l’explosion de la demande.

Cette situation risque de faire exploser le coût de production de la batterie, qui représente actuellement 40 % du coût de la voiture électrique, et donc de la rendre inabordable pour les citoyens.

La production de batteries nécessite également beaucoup d’énergie, ce qui est problématique dans le contexte actuel d’inflation lié à la guerre en Ukraine.

Enfin, l’Europe pourrait voir ses projets industriels partir pour les États-Unis, qui ont mis en place un système de subventions massives pour favoriser l’achat et la production de voitures électriques, batteries et minéraux produits sur son sol.

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L’objectif de neutralité climatique du secteur en Europe à l’horizon 2035 est-il réaliste ?

Il paraît quasi-impossible pour l’UE d’atteindre l’objectif ‘zéro carbone’ en 2035 avec sa production propre. Il faudra importer des batteries et des voitures électriques en grand nombre, ce qui représente un danger pour notre industrie. La batterie ‘made in Europe’ risque de tomber rapidement à plat. Or, outre l’enjeu climatique, il s'agit aussi de protéger un secteur économique : l’industrie automobile, qui représente plus de 12 millions d’emplois à l’échelle de l’UE.

Le problème est que mis à part les importations massives, la seule autre option est de décaler l’objectif de neutralité carbone dans le secteur transport au-delà de 2035, ce qui occasionnerait de lourds impacts climatiques. C’est pourquoi nous ne pouvons plus nous permettre de naviguer à vue : il faut des outils statistiques clairs et précis qui permettent à l’UE de fixer des objectifs de production réalistes pour l’avenir.

Parmi les mesures censées accompagner la transition vers l’électrique figure la réouverture des mines en Europe. Est-ce un aspect essentiel ? Peut-elle permettre la souveraineté d'approvisionnement en matières premières ? Qu’en est-il du coût écologique ?

Les mines peuvent aider mais à l’heure actuelle cela ne suffit pas pour compenser les matériaux importés de pays tiers. Il faut compter entre 12 et 16 ans entre la découverte d’une mine et la mise en production. Nous avons le même problème avec le recyclage, qui ne constitue pas une solution à court terme car nous n’avons pas suffisamment de batteries en circulation.

À cela s’ajoute également le coût écologique de l’ouverture des mines et du recyclage, qui consomme beaucoup d’énergie, même si cet aspect ne fait pas directement partie des enjeux analysés dans notre rapport.

Le recours à la batterie électrique apparaît-il toujours comme une solution ? Pourrait-elle devenir un gouffre financier finalement peu efficace sur le plan écologique ?

À l’heure actuelle, force est de constater qu’il n’y a pas beaucoup d’autres solutions. La Commission s’intéresse de près à l’hydrogène et met en place des financements mais cette technologie n’est pas une alternative à court terme.

Les véhicules électriques demeurent la priorité de l’UE. L’industrie européenne des batteries est en retard face à ses concurrents, notamment la Chine et dans une moindre mesure les États-Unis. Elle doit être plus attentive aux dures réalités des politiques économiques, notamment sur la question de l’accès aux matières premières et de la compétitivité des coûts. C’est la priorité absolue pour que l’Europe puisse espérer remporter un jour son pari et devenir réellement concurrentielle sur ce marché. Il ne faut pas perdre espoir mais il est vrai que la situation, après analyse, est préoccupante.

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Source: FRANCE 24