Santé, environnement: la viande cultivée en laboratoire peut-elle vraiment être une solution d'avenir?
Éclairage
Après Singapour, les États-Unis sont devenus cette semaine le deuxième pays à autoriser la commercialisation de poulet artificiel. Tour d'horizon des questions que pose la viande cultivée en laboratoire, parfois présentée comme une alternative à l'agriculture conventionnelle.
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Comment fabrique-t-on de la viande en laboratoire ?
« La culture de la viande est basée sur des techniques mises au point pour la culture cellulaire et notamment pour la médecine régénérative », explique Éric Muraille, maître de recherche en biologie et immunologie à l'Université libre de Belgique.
Après avoir prélevé des cellules souches chez l'animal au niveau du muscle, celles-ci sont mises en culture dans ce que l'on appelle des bioréacteurs – cuves remplies de liquides nutritifs très riches (minéraux, vitamines, protéines, graisses, sucres) – qui stimulent leur croissance. Les cellules moléculaires ainsi obtenues sont assemblées mécaniquement pour former un morceau de viande artificielle auquel on peut donner la forme d'un steak haché ou d'un filet de poulet par exemple.
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Quel est l'intérêt de produire de la viande artificielle ?
En finir avec la souffrance animale, diminuer l'impact écologique de la production de viande et réduire le risque de zoonose. Voilà les principales promesses des promoteurs de la viande en laboratoire.
Selon le Giec, l'élevage représenterait 14,5% des émissions de gaz à effet de serre. Selon la FAO, il représente 30% des sols utilisés et 8% de la consommation d'eau. La population mondiale avoisinera les 9,5 milliards en 2050 et la demande en protéines animales n'aura de cesse de croître. L'idée d'une alternative à l'élevage a donc de quoi séduire.
Au plan éthique aussi. Le marché des produits carnés nécessite l'abattage de 65 milliards d'animaux chaque année. La viande de culture pourrait donc permettre d'en finir avec l'exploitation animale. Ou presque. Pour cultiver ces cellules, on utilise traditionnellement du sérum de veau fœtal. Récupérer ce précieux liquide nécessite l'abattage de vaches gestantes. Pas vraiment l'idéal en termes de respect du bien-être animal, même si certaines entreprises assurent avoir réussi à s'en passer totalement.
Au-delà des discours marketing des industriels, souligne Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), « cette autorisation de commercialisation de viande de culture aux États-Unis ne change rien au fait que, sur le fond, il existe peu de littérature scientifique sur le sujet. »
Un steak cultivé en laboratoire, est-ce aussi bon nutritionnellement et gustativement qu'un steak traditionnel ?
Difficile de répondre à cette question. Pour l'heure, dans le monde, seul Singapour commercialise déjà du poulet artificiel dans un de ses restaurants. « À ma connaissance, il n'y a aucune étude scientifique sur les qualités nutritives de ce type de viande », explique Éric Muraille. « Peut-on vraiment parler de viande ? », pointe Jean-François Hocquette. La viande n'est pas seulement constituée de fibres musculaires, il y a aussi de la graisse, des vaisseaux sanguins, des nerfs…
Un plat concocté à base de viande de poulet de laboratoire Upside Foods, le 11 janvier 2023 à Emeryville, aux États-Unis. © PETER DASILVA / REUTERS
Quant au goût, c'est justement « cette complexité qui confère à la viande ses propriétés nutritionnelles », précise le chercheur sur le site de l'INRAE. Pour se rapprocher du goût de la viande traditionnelle, il faut donc ajouter beaucoup d'ingrédients, comme des graisses, du sel. « On retrouve là plutôt les caractéristiques des aliments ultra transformés, plutôt associés à des problèmes de santé », souligne Éric Muraille.
La viande artificielle est-elle plus sûre d'un point de vue sanitaire ?
C'est un des arguments des partisans de la viande de laboratoire : ce procédé de fabrication réduirait de maladies infectieuses transmises par les animaux aux êtres humains. « C'est vrai qu'à partir du moment où l'animal n'intervient plus que comme donneur de cellules, on pourrait éviter les zoonoses qui représentent tout de même près de la moitié des infections humaines », rappelle Éric Muraille.
En revanche, souligne l'immunologiste, cela soulève d'autres problèmes sanitaires. Les animaux disposent d'un système immunitaire qui les protège des infections, ce qui n'est pas le cas des cultures cellulaires. Et cela les rend très sensibles aux bactéries. « Il y a toujours des dangers d'avoir des contaminations de masse au niveau des aliments que l'on ne détecterait pas au début parce qu'on n'y a jamais été confronté. Donc c'est vrai que cette filière pourrait résoudre les problèmes sanitaires actuels, mais elle pourrait aussi en créer de nouveaux sur lesquels on n'a absolument aucune expérience », prévient-il.
Il rappelle aussi : « L'idée avec la viande de culture, c'est de produire en quelques semaines ce qu'un muscle animal normal produit en quelques années. Pour cela, il faut soumettre les cellules à des "facteurs de croissance", notamment des hormones, qui vont fortement augmenter la multiplication des cellules. Mais on sait que ces hormones ont des effets négatifs. » Leur usage est d'ailleurs interdit en Europe.
Est-ce que c'est vraiment mieux pour l'environnement ?
Dans son communiqué, Uma Valeti, le PDG d'Upside Foods, l'une des deux entreprises autorisées à commercialiser du poulet cultivé en laboratoire aux États-Unis, saluait « un pas de géant vers un avenir plus durable », après la décision des autorités.
Mais, là aussi, la réponse n'est pas si évidente. Si la première étude comparative réalisée en 2011 évoquait une réduction des gaz à effet de serre de 78% à 96% par rapport à la production de viande d'élevage, 7% à 45% d'énergie et 82% à 96% d'eau en moins, elle ne prenait pas en compte l'impact de la construction des infrastructures nécessaires à la culture in vitro. Et les études plus récentes sont beaucoup moins à l'avantage de la viande de culture. Certaines avancent même un impact environnemental supérieur sur le long terme compte tenu du coût énergétique des infrastructures nécessaires aux cultures cellulaires et de la grande quantité de gaz à effet de serre émis. C'est ce que suggère une étude récente de l'Université de Californie à Davis. Mais, ces travaux n'ont pas été validés par d'autres scientifiques.
Autre problème, la viande de culture étant particulièrement sensible aux contaminations, comme l'explique Éric Muraille, « une seule bactérie peut détruire toute une culture. Pour limiter les risques, il faut des "salles blanches" comme dans l'industrie pharmaceutique, totalement stériles. La stérilité y est le plus souvent garantie par l’usage de matériel en plastique à usage unique. Si l'on imagine ça sur de gros volumes, ça représente une pollution massive. Sans compter la problématique de la contamination plastique. » Des cuves en acier sont aussi utilisées, mais les rendre stériles demande de les laver à très haute température. Un procédé très énergivore.
Enfin, il ne faut pas oublier, souligne-t-il également, que « le bétail fournit de nombreux produits dérivés autres que la viande, il participe aussi à la production d'engrais ».
Aura-t-on bientôt de la viande cellulaire dans nos assiettes ?
Aujourd'hui, la production actuelle de viande en laboratoire reste minime. Singapour produit trois kilos de viande par semaine, selon un article de la BBC. Pour rappel, en 2021, ce sont 339 millions de tonnes de viande qui ont été consommées. Il s'agit pour l'heure d'un marché de niche, et cela pourrait le rester, estiment les experts, même si l'entreprise Just Eat, qui commercialise sa viande à Singapour, affirme avoir réduit de 90% ses coûts depuis 2018 et compte ouvrir un nouveau site de production. « Il y a encore des défis technologiques pour produire à grande échelle et à un prix raisonnable », commente Jean-François Hocquette.
Au niveau européen, aucune demande de commercialisation n'a encore été déposée à l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). En février dernier, dans une tribune publiée dans Le Monde, une soixantaine de scientifiques en appelaient au principe de précaution face à la faiblesse des évaluations en termes sanitaire, environnemental ou nutritionnel.
« En tant que chercheurs, nous sommes motivés par la question qui est posée, à savoir comment nourrir l'humanité tout en protégeant les animaux, l'environnement et avec des produits sains pour le consommateur. Mais, nous avons d'autres pistes de recherche. Collectivement, résume Jean-François Hocquette, cette piste n'est pas considérée comme suffisamment prometteuse pour investir massivement. »
« La viande en laboratoire ne résoudra pas le problème de la faim dans le monde, ajoute Éric Muraille. Au contraire, l'industrie de la viande cellulaire risque de réduire encore le nombre d'acteurs agroalimentaires et de créer une concentration du marché qui peut poser des problèmes en matière d'accès à la nourriture. »
Revisiter les systèmes d'élevage, mais aussi changer les habitudes alimentaires en consommant moins de viande dans les pays développés, réduire le gaspillage alimentaire. « On a déjà là, estime le directeur de recherche de l'Inrae, des leviers d'action considérables qu'on peut mettre en œuvre dès aujourd'hui pour répondre aux problèmes de fond. »
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Source: RFI