IVG : un an après le revirement de la Cour suprême, les hésitations de la droite américaine
C’est un petit établissement d’apparence banale, situé sur une place arborée en forme de rond-point à Raleigh, capitale de la Caroline du Nord. Il ne compte qu’un étage, ne dispose que de quelques places de parking et s’efface presque derrière la végétation. En anglais, ce lieu est désigné sous le terme de « clinic ». Mais les patientes ne viennent pas pour des maux de tête ou pour une mauvaise fièvre. Il n’est question ici que d’une seule chose : l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
« L’avortement n’est pas la solution »
Tous les matins, un petit groupe de protestataires s’installe sur le rond-point, en face de l’entrée. Le samedi, une marche est organisée par une coalition d’églises, pouvant réunir plusieurs centaines de personnes. En semaine, ils sont une quinzaine à se retrouver, les participants variant selon les jours, en fonction des disponibilités de chacun.
Wendy, une institutrice à la retraite, figure parmi les plus assidus. Quand une voiture s’engage sur le rond-point et s’approche de l’entrée de la clinique, elle tente d’établir un contact. Deux employées de la clinique, en tenue arc-en-ciel, accueillent les patientes et s’interposent.
Équipée d’un micro, Wendy se fait entendre de l’autre côté de la clôture de bois. « L’avortement n’est pas la solution. C’est un acte lourd de conséquences, c’est un traumatisme, pour l’esprit et pour le corps », dit-elle.
Tout à l’heure, quand les patientes repartiront, elle tentera sa chance de nouveau. « Le matin, ce sont des femmes qui viennent pour un avortement par pilule, explique-t-elle. On veut leur dire, quand elles repartent, qu’elles peuvent faire machine arrière. Elles ont 72 heures pour prendre une hormone, la progestérone. » Cette méthode dite d’« inversion » est controversée, jugée « sans fondement scientifique » par le Collège américain de gynécologie et d’obstétrique.
« Nous espérions une interdiction totale »
Margaret, qui a longtemps travaillé dans l’industrie pharmaceutique, est présente sur le rond-point plusieurs matins par semaine. Avec plus de détermination encore, à quelques jours de l’entrée en vigueur, le 1er juillet, d’une nouvelle loi limitant l’IVG en Caroline du Nord. Depuis que la Cour suprême est revenue, il y a un an, le 24 juin 2022, sur la légalisation de l’avortement au niveau fédéral datant de 1973, les États ont toute latitude pour fixer leur propre législation. Pourtant, Margaret est un peu déçue. « Nous espérions une interdiction totale, ou bien après six semaines, comme en Floride ou en Caroline du Sud. »
Or à Raleigh, le Parti républicain, qui bénéficie d’une confortable majorité dans chacune des deux assemblées du Congrès de l’État, s’est divisé sur le sujet. Après de longues discussions internes, les élus se sont mis d’accord pour une interdiction à partir de douze semaines de grossesse, contre vingt auparavant - ce délai correspond à celui qui était en vigueur en France jusqu’à 2022, porté depuis à 14 semaines. Or en Caroline du Nord, 90 % des IVG ont lieu avant la 12e semaine. « C’est triste, nous pensions que nous allions en finir avec l’avortement », lâche Margaret.
La carte de la prudence
Assis dans son bureau de sénateur devant une photo de son oncle, mort à un peu plus de 20 ans sur les plages de Normandie, Eddie Settle partage ce point de vue. Cet éleveur de l’ouest de l’État, longtemps coach de l’équipe de foot du collège à ses heures perdues, a été élu l’an passé. Baptiste, il ne cache pas ses convictions : lui aussi aurait souhaité une mesure d’interdiction plus vigoureuse. Mais il comprend la réalité de la vie politique. « Certains de mes collègues républicains auraient été sûrs de perdre aux élections en 2024 s’ils avaient voté en faveur de six semaines », concède-t-il.
La Caroline du Nord n’est pas une exception. Le Nebraska, également républicain, joue aussi la carte de la prudence. Car en dehors des fiefs les plus conservateurs, la victoire de l’an dernier, à savoir le revirement de la Cour suprême, est devenue quelque peu embarrassante politiquement pour les républicains.
« Il est clair désormais que leur point de vue n’est pas majoritaire dans l’opinion publique, explique Nancy MacLean, historienne spécialiste des États-Unis à l’université Duke, à Durham (Caroline du Nord). Regardez ce qui s’est passé dans le Kansas ou dans le Kentucky. »
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Dans ces États très républicains, où Donald Trump s’était imposé haut la main en 2016 comme en 2020, des référendums organisés depuis l’été dernier ont été perdus par le camp pro-vie. En Caroline du Nord aussi, les sondages indiquaient qu’une majorité de la population était favorable au statu quo. Seul un peu plus du tiers des personnes interrogées souhaitait une limitation de l’accès à l’IVG.
Un pas en arrière pour les démocrates
Laura Macklem, directrice politique de NC Values Coalition, une coalition qui a milité ardemment auprès des élus pour faire adopter la loi qui entrera en vigueur ce 1er juillet, rejette les exemples du Kansas et du Kentucky. « Ces référendums, ce sont des batailles de communication, et le camp d’en face a plus d’argent que nous, assure-t-elle. Si les candidats pro-vie présentent bien leurs arguments, ils peuvent se faire élire. C’est ce que nous leur disons. Il n’y a aucune raison de ne pas défendre nos convictions. Nous avons espéré jusqu’au bout une interdiction de six semaines. Mais cette loi n’est qu’un premier pas. »
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À Raleigh, les leaders du Parti républicain se félicitent de cette nouvelle loi « raisonnable ». Pour le Parti démocrate, en revanche, il s’agit d’un vrai pas en arrière. « Il ne s’agit pas seulement des douze semaines, souligne la sénatrice Julie Mayfield. Il faut regarder la loi dans le détail. À partir du 1er juillet, par exemple, il sera impératif d’avoir un premier rendez-vous en personne, puis d’attendre 72 heures avant de retourner à la clinique pour avorter. »
Jusqu’à présent, cette première consultation pouvait être faite à distance. Une nouvelle contrainte, en temps et en argent, qui a son importance dans un État où l’on compte 14 cliniques pratiquant l’IVG, inégalement réparties sur un territoire grand comme la Grèce.
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La bataille de l’IVG, dans les États et devant les tribunaux
Un après la décision de la Cour suprême, c’est au niveau des États que se mène désormais la bataille politique de l’IVG aux États-Unis.
Plus d’une vingtaine d’États, essentiellement dans le Sud (Louisiane, Mississippi) et l’Ouest (Utah, Idaho, etc.), ont adopté des lois restreignant l’avortement à des degrés divers : depuis l’interdiction complète (Dakota du Nord et Indiana) jusqu’à une interdiction après douze ou quinze semaines (Caroline du Nord ou Arizona).
Dans six de ces États, la justice a été saisie et a bloqué l’interdiction votée par les élus : Wyoming, Arizona, Utah, Indiana, Ohio, Caroline du Sud.
Une vingtaine d’États protègent le droit à l’IVG, certains l’ayant inscrit dans leur Constitution après la décision de la Cour suprême (Californie, Michigan, etc.).
Source: La Croix