Rébellion de Prigojine: la Russie au bord de l'effondrement politique
Temps de lecture: 6 min
Finalement, ce ne fut pas le franchissement du Rubicon, mais le demi-tour sur la M4. Au terme d'une folle journée de spéculations effrénées, coup d'État, guerre civile… nourrie de références historiques et d'injures tenant davantage des Goodfellas que de Carrère d'Encausse, tout se termina par un coup d'épée dans l'eau… Pour le moment.
Car une seule chose est sûre, les prochains jours et semaines vont offrir bien des surprises. Ce que l'aventure wagnérienne du 24 juin aura enseigné à ceux qui en doutaient encore, c'est que le conflit ukrainien marque le début d'une longue période de troubles qui va agiter la Russie et le monde européen. Et tous les scénarios deviennent possibles, allant d'un régime encore plus agressif au chaos généralisé et l'éclatement entre territoires, tous munis d'armes nucléaires. Plus que jamais, l'Europe doit accélérer sa transformation militaire et énergétique.
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Le coup d'État n'a pas eu lieu
Tout commence le 10 juin quand le ministère de la Défense russe ordonne à tous les «détachements de volontaires» de signer des contrats avec l'armée russe avant le 1er juillet. Ceci signifie à terme la fin de la milice privée Wagner, au moins sur le front ukrainien. Il semblait alors que le camp des «militaires» ait réussi à convaincre Poutine de ramener sa «créature», Prigojine, dans le rang. Mais la créature se révolte. Dès le 11 juin, Prigojine annonce que «Wagner ne signera pas de contrats avec Choïgou». Le 12 juin, Ramzan Kadyrov, le leader de la république tchétchène, accepte l'intégration de l'unité militaire Akhmat au sein de l'armée russe, augmentant ainsi la pression sur son «allié» Evgueni Prigojine.
Pendant douze jours, la tension monte de façon inexorable. Prigojine multiplie les attaques dans ses vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Il s'en prend à Choïgou et Guerassimov, les qualifie de «bâtards», de «lâches», de «clowns», les accuse d'incompétence mais aussi de priver ses troupes, responsables de la prise de Bakhmout, de munitions, de support aérien etc. Le 23 juin, sous prétexte d'une attaque de l'armée russe sur une base arrière de Wagner, niée avec véhémence par le ministère de la Défense, il se lance dans une nouvelle tirade invraisemblable, fustige la corruption du pays, l'incompétence de l'armée, les mensonges des médias sur la réalité de la guerre et les vrais chiffres des pertes russes.
Avec ses 25.000 hommes expérimentés, rapidement Wagner prend le contrôle de Rostov-sur-le-Don, puis se lance sur la M4, l'autoroute qui relie le sud de la Russie à la capitale, traverse apparemment le pays sans rencontrer de résistance, prend le contrôle d'installations militaires à Voronej, dépasse Livetsk, et s'arrête à 200 kilomètres de Moscou, avant d'opérer un demi-tour à la suite de négociations menées par l'intermédiaire d'Alexandre Loukachenko. L'immunité est offerte aux soldats de la milice privée et à Prigojine dont l'exil en Biélorussie est annoncé. Les mercenaires abandonnent leurs positions à Rostov, et regagnent leurs baraquements.
La Russie vient de vivre les 24 heures les plus incroyables de son histoire depuis la tentative avortée de coup d'État du 19 août 1991.
L'homme qui voulait être roi
Tout sépare Prigojine des siloviki qui entourent Poutine, anciens du KGB de Léningrad ou militaires issus des meilleures académies. Ancien repris de justice, condamné à douze ans de prison dans les années 1980, le natif de Saint-Pétersbourg devient vendeur de hot-dogs, puis le «cuisinier de Poutine» dans les années 2000, fait fortune avec Concord, sa société de restauration, lance la Internet Research Agency puis la milice privée Wagner par l'intermédiaire de Dmitri Outkine en 2014.
En moins de huit ans, aidé par la campagne de Syrie, vraie vitrine des compétences de l'armée russe, il bouleverse la carte géopolitique de l'Afrique, en s'implantant dans les pays les plus corrompus du continent, Centrafrique, Mali, Soudan, Mozambique, Congo etc.
À la suite des revers subis par l'armée russe au début de l'opération militaire spéciale, une nouvelle période s'ouvre pour Prigojine. Il réalise le niveau de corruption qui mine l'armée russe, ses déficiences en matériels, en commandement, en formation des hommes, et, en septembre 2022, il propose à Poutine de gonfler les effectifs de ses troupes, beaucoup plus aguerries, en recrutant des criminels de droit commun dans les prisons russes. Pour Prigojine, c'est un retour aux sources, une sorte d'épiphanie. C'est en sillonnant la Russie des bagnes, des colonies pénitentiaires, des prisons, qu'il comprend son destin. Son séjour en prison lui a permis de parler le langage des prisonniers, mais aussi celui des soldats, de leurs familles, des gens du peuple; il n'est plus seulement un milliardaire parti de rien, intime de l'homme le plus puissant du monde, Vladimir Poutine, il est le représentant du peuple russe opprimé par ses élites.
Lui-même un oligarque, il va prendre le parti des petites gens, conservateurs, nationalistes, victimes de l'incompétence et de la veulerie des oligarques, des apparatchiks et des siloviki. Il devient le leader populiste par excellence, rappelant ainsi non pas César, qui franchit le Rubicon à la tête de ses onze légions aguerries par dix ans de guerre, mais plutôt le chef de la garde prétorienne Séjan ou le général Vitellius devenu empereur en assassinant Othon.
Le bilan
En menant sa «marche de la justice», Prigojine a pris un risque considérable. A-t-il perdu son pari ou a-t-il reculé pour mieux sauter? Pendant 24 heures, l'armée russe, la deuxième armée du monde, a été incapable d'arrêter une milice de 25.000 hommes sur une autoroute. Pourquoi? On ne peut que spéculer, mais l'inévitable conclusion est que Poutine ne disposait pas de suffisamment de réserves. Depuis le début de la guerre, la Russie aurait perdu 4.000 chars, 10.000 blindés, et plus de 200.000 soldats tués ou blessés. Ses avions de chasse, ses hélicoptères d'attaque, sont avant tout mobilisés pour arrêter la contre-offensive ukrainienne.
Et le régime a probablement eu très peur. Les indices sont là: le discours grandiloquent de Poutine à 10h du matin le 24 et ses références à la révolution russe qui aurait soi-disant «dérobé la victoire» pendant la première guerre mondiale; la disparition de Choïgou et Guerassimov depuis le 23; les désertions parmi les troupes russes présentes sur le front ukrainien; les avions civils en partance pour Erevan en Arménie, Astana au Kazakhstan, Dubaï ou la Turquie, remplis d'oligarques, d'officiels et de leurs familles (toute la famille de Loukachenko s'est immédiatement réfugiée en Turquie)…
On sait aussi en regardant les messages sur Telegram que les soldats de Wagner, qui vénéraient Prigojine, sont maintenant furieux et se sentent trahis. Et depuis l'annonce du «deal», on n'a toujours rien entendu de la part de l'état-major. Que va-t-il se passer ?
Les scénarios
La Russie est au bord de l'effondrement politique. Paradoxalement, si les factions sont toutes unies dans leur haine de l'Occident (pour ceux qui en Europe souhaitaient la victoire de Prigojine hier, n'oublions pas que l'ancien repris de justice est encore plus «à droite» que Poutine), elles se haïssent presque autant. Comme l'apprenti-sorcier, Poutine est maintenant focalisé sur sa survie. Pour cela, il doit continuer à ménager les uns et les autres, tout en tempérant leurs ambitions.
Le scénario le plus probable est le suivant: dans les semaines qui viennent, des changements vont avoir lieu dans l'establishment militaire (sûrement un élément de l'accord trouvé avec Prigojine); Poutine va multiplier les invectives contre l'Occident en utilisant comme à chaque fois la menace nucléaire (mentionnée plus de 200 fois dans les médias russes rien que ce mois-ci!); il va tenter un coup d'éclat en Ukraine, de façon à détourner l'attention de ses problèmes, par exemple une attaque hybride contre la centrale nucléaire de Zaporijia; et enfin, il va chercher à redistribuer les cartes entre ses alliés (par exemple, récompenser Kadyrov pour son soutien le 24 juin tout en le maintenant éloigné).
Les autres scénarios sont plus préoccupants: revirement de Prigojine qui refuse d'aller en Biélorussie (il est toujours à Rostov), nouveau leader de Wagner qui renie Prigojine et reprend la marche sur Moscou, coup d'État «de salon» et remplacement de Poutine par un apparatchik, sécession de la Tchétchénie ou d'autres régions périphériques de la Fédération, déclenchement d'une guerre civile, ou encore pire, remplacement de Poutine par un faucon qui utilisera une bombe nucléaire tactique sur l'Ukraine pour affirmer son pouvoir.
Depuis le 24 juin, nous sommes entrés dans une nouvelle phase. L'opération militaire spéciale, censée annexer l'Ukraine et préparer le terrain pour le rattachement des anciennes républiques soviétiques, s'est transformée en lutte pour éviter le chaos en Russie, une puissance disposant de 6.000 têtes nucléaires maintenant au bord de l'écroulement politique.
Source: Slate.fr