“Filmer m’a donné le sentiment de faire quelque chose de ma vie” : rencontre avec Marusya Syroechkovoskaya, réalisatrice russe du documentaire “How to save a dead friend”

June 27, 2023
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Dans ce documentaire choc, Marusya Syroechkovoskaya raconte les premières années de sa vie d'adulte, tragiques, et plus largement le désespoir d’une génération post-soviétique sacrifiée.

Pendant douze ans, la réalisatrice russe Marusya Syroechkovoskaya a filmé sa vie et celle de Kimi, “son âme sœur" dans ce qu’elle appelle “la Russie de la déprime”. Elle a ensuite composé avec les images récoltées pendant toute cette période, et avec des photos, des sons, de la musique, un documentaire d'une force exceptionnelle. Le film sort en salles le 28 juin.

Nous la cueillons entre deux trains, à Paris, étape dans sa tournée qui l’emmène présenter son film dans de nombreux cinémas de France. Débardeur vert et grosse valise de la même couleur, visage éclairé par un sourire radieux, Marusya Syroechkovoskaya confie à franceinfo Culture les secrets de fabrication de ce documentaire bouleversant.

Franceinfo Culture : Comment est venue l'idée de filmer votre vie, quand vous aviez 16 ans ?Marusya Syroechkovoskaya : J'étais une adolescente très dépressive et j’avais du mal à exprimer mes sentiments, ou à demander de l’aide, et la caméra a donné du sens à ce qui m’entourait et m'a aidée à communiquer avec les autres.

D’où est venue l’idée d’en faire un film ?

Je n’ai jamais rien utilisé. Pour moi, c’étaient des archives personnelles. Il m’a fallu deux ans pour être capable de jeter un œil dessus, avant c‘était trop douloureux. En 2018, je crois que c’était deux ans après que Kimi meure, quand j’ai commencé à me replonger dedans, j’ai réalisé qu’il y avait peut-être un film là-dedans, et j’ai commencé à me mettre au travail.

Qu'aviez-vous envie de dire avec ce film ?

Ma première intention était de donner l’occasion aux gens qui n’avaient pas eu la chance de connaître Kimi quand il était en vie, de le rencontrer. Je voulais que les gens le regardent avec les mêmes yeux que moi. Cet homme que j’aimais tant, avec ses forces et ses fêlures. Et j'espère aussi que ce film va permettre au public, ensuite, de mieux déceler chez les proches les premiers signes de l’autodestruction. Il ne s'agit pas seulement de la drogue, ou de la dépression, mais d’une incapacité à trouver son chemin dans la vie. Et ça, je pense que ça touche un grand nombre de gens, dans le monde entier.

How to save a dead friend" de la réalisatrice russe Marusya Syroechkovoskay, juin 2023 (LIGHTDOX)

Votre film a une forme plastique très forte : comment avez-vous recomposé le film, avec quels éléments, dans quel esprit ?

Cela n’a pas été facile. Le principal défi créatif était que toute cette matière n’était pas destinée à devenir un film. J’ai filmé avec différentes caméras, différents formats, il y avait des photos, des sons, des vidéos, qu'il me fallait synchroniser. C'était un défi énorme, et avec mon monteur de génie, Qutaiba Barhamji Aabraham, nous avons décidé d'inventer une langue spécifique, propre à ce film, qui intègre tous ces différents formats et matériaux.

La musique a une place très importante dans le film. Quel rôle a-t-elle a joué dans votre histoire avec Kimi ?

Ce film parle de notre vie et de notre parcours, de la manière dont Kimi et moi avons grandi ensemble, à partir de l’adolescence. Et donc oui, cela avait du sens pour moi, c'était logique, de donner une place importante à la musique qui nous a accompagnés à cette époque-là. Et puis il y a aussi ce logiciel, VOSIS, que j’ai utilisé pour le film, qui m’a permis de traduire les images de Kimi en musique. Avec ce logiciel, quand je touche les parties du corps de Kimi à l’écran, cela génère des sons. Son corps devient presque comme un instrument de musique sur lequel on peut jouer. Pour moi c’était très poétique de toucher les images de Kimi et d’essayer de faire de la musique à partir de ça. J’ai utilisé ensuite cette musique pour le film.

"How to save a dead friend" de la réalisatrice russe Marusya Syroechkovoskay, juin 2023 (LIGHTDOX)

Il y a aussi beaucoup de rock, de musique punk : la musique était-elle un espace de liberté pour vous et pour votre génération ?

Je ne peux pas parler pour toute une génération mais pour moi en tout cas, c’est la musique qui m’a sauvée, qui m’a empêchée de mettre fin à mes jours. J’étais aussi musicienne dans un groupe, et donc la musique m’a vraiment aidée, de manière générale, dans la vie.

Peut-on dire que c'est la caméra qui vous a sauvée ?

Oui, la caméra a sans doute joué aussi un rôle. Filmer m’a donné le sentiment de faire quelque chose de ma vie. J’ai aussi commencé à filmer les manifestations, et donc j’étais active et j’étais ainsi malgré tout projetée vers le futur. Mais Kimi n’a pas eu la chance d’éprouver ce sentiment, et il n’a pas pu gérer la douleur et la dépression dont il souffrait. Ce qui est certain, c’est que la caméra m’a aidée dans les moments vraiment douloureux, comme la période où Kimi était interné à l’hôpital psychiatrique. Dans ces moments très tristes, la caméra a rendu les choses moins réelles, et m’a permis de regarder tout cela avec du recul, de la distance. Je peux dire que la caméra m’a protégée comme un bouclier.

How to save a dead friend" de la réalisatrice russe Marusya Syroechkovoskay, juin 2023 (LIGHTDOX)

Ce film raconte une histoire très intime, mais montre aussi une génération sacrifiée. Comment expliquez-vous le désespoir de la jeunesse russe ?

C’est compliqué. Il y a tant de raisons. Il y a la santé mentale, pour commencer, qui n’est pas prise en charge en Russie, mais aussi les droits des jeunes LGTB+, qui n’étaient pas du tout respectés et ils sont aujourd’hui carrément considérés comme des hors-la-loi. Mais il y a aussi la pauvreté, le chômage, et plus généralement l'impossibilité dans ce pays de se projeter dans l’avenir. Et puis il y a une très forte stigmatisation des personnes atteintes de troubles mentaux, ou souffrant d’addictions. Les gens intériorisent cette stigmatisation et ils s’enferment dans leur bulle.

Pensez-vous que la situation économique, sociale et politique depuis la fin de l’Union soviétique, puis l’arrivée de Poutine au pouvoir, a joué un rôle dans cette désespérance de la jeunesse en Russie ?

J'étais un bébé quand il y avait encore le système soviétique, donc je ne peux pas comparer, mais je me souviens des années qui ont suivi, et des difficultés auxquelles nos familles étaient confrontées. Je me souviens que ma mère cousait nos vêtements, et que c’était très difficile de trouver de la nourriture. Mais aujourd’hui, je n’ai pas la possibilité de comparer pour dire si la situation politique en Russie est la cause de ce désespoir. Je n’ai que l’expérience de ma vie en Russie, donc je ne peux pas vraiment répondre à cette question. Je ne sais pas en fait.

Vous êtes partie de Russie après le début de la guerre en Ukraine. Pourquoi ?

Le régime est devenu répressif très vite. Depuis le début de la guerre, plus d’une vingtaine de nouvelles lois répressives ont été votées et sont entrées en vigueur. Et ceux qui sont restés et qui s’opposent au régime vont tous en prison les uns après les autres.

How to save a dead friend" de la réalisatrice russe Marusya Syroechkovoskay, juin 2023 (LIGHTDOX)

Le fait que votre film soit vu dans le monde entier, c’est important pour vous ?

C’est un film qui parle de la Russie, parce qu'il se déroule et qu'il est tourné en Russie, mais je pense que ce que raconte le film, ce que nous avons vécu Kimi et moi, n’est pas spécifique à la Russie. Beaucoup de gens partout dans le monde traversent des moments difficiles, comme la perte d'un être cher, une dépression, ou des addictions. Cela fait partie de la vie. Je me souviens que quand j’étais adolescente, je me suis sentie vraiment seule parce que j'étais convaincue que personne ne pouvait comprendre ce que je ressentais. J'espère que mon film aidera les gens qui sont dans ce genre de situation, à voir qu’ils ne sont pas seuls, que d’autres ressentent ce qu’ils ressentent, et qu’il y a un avenir possible, et de l’espoir.

Est-ce que vous avez encore de l’espoir aujourd’hui pour la Russie ?

Oui bien sûr, je pense que tout finit par passer, que les dictateurs finissent éventuellement par mourir un jour. Et il y a tant de gens brillants en Russie, je pense qu’il y a un futur pacifique pour la Russie, et un avenir pour la jeunesse russe. En tout cas je l’espère, et j’aimerais avoir raison !

Source: franceinfo