Écolo, low cost, à vélo... Le Routard, un guide en perpétuelle mutation
Il tient bonne place parmi les vingt livres les plus achetés dans le monde. L’histoire du mythique guide de voyage raconte, en creux, celle des bouleversements mondiaux et du tourisme.
Philippe Gloaguen, le créateur du Guide du Routard à la Martinique en 1998. Photo Collection Personnelle Philippe Gloaguen.
Par Sophie Berthier Partage
Envoyer par email
Copier le lien
Aucun effluve de céréales grillées n’émane de cette maison d’une rue calme du 13e arrondissement parisien. L’odeur a pourtant longtemps flotté entre les murs de cette ancienne biscotterie, affirme Philippe Gloaguen. L’entreprenant Breton de 71 ans a choisi ce lieu atypique comme point d’ancrage du Guide du routard, phénomène livresque au succès inégalé dont il est le fondateur, le directeur et toujours l’unique propriétaire depuis… cinquante ans.
Pareille longévité défie les aléas politico-économiques, les mouvements sociaux, les cahots/chaos internationaux, les alertes climatiques et les révolutions technologiques qui ont marqué les cinq dernières décennies. Combien de Français ont un jour souligné, annoté, stabiloté, corné les pages de ce compagnon de voyage ? En un demi-siècle le cap des 55 millions d’ouvrages écoulés a été atteint, et 2,5 millions de titres sont édités chaque année (par Hachette, depuis 1975). Des chiffres qui donnent le tournis.
À lire aussi : Sur YouTube, Datagueule dézingue le tourisme de masse
L’heureux créateur de ce petit format poids lourd du tourisme, tout en faisant couler un café, invite à goûter à des douceurs venues d’ailleurs, disposées sur le petit comptoir du rez-de-chaussée. « C’est la tradition, chaque enquêteur rapporte un souvenir gourmand du pays exploré. Aujourd’hui, vous avez le choix entre biscuits norvégiens et mini-pâtisseries libanaises ! » Ils sont quarante-cinq collaborateurs à partir fureter en France et à l’étranger pour dénicher (ou actualiser) les bonnes adresses que le public attend, à raison de cent quatre-vingt-dix voyages par an. Une machine bien huilée qui place le Routard en tête des ventes des guides touristiques en France et l’inscrit au palmarès des vingt livres les plus achetés dans le monde.
Démocratisation du tourisme
« Un petit guide des grandes vadrouilles. » Ainsi, Le Figaro qualifiait-il le premier Routard paru en avril 1973. Intitulé Sur la route des Indes, il était le fruit d’une expédition de deux mois et demi que Philippe Gloaguen a entreprise à 21 ans en bus, stop, train, camion… Avec pour tout pécule 1 500 francs. Une leçon de débrouille s’adressant aux voyageurs frustrés car rebutés par les contraintes (sans parler des tarifs) des voyages organisés. Les astuces et les adresses peu onéreuses dont regorge le Routard, tout comme son langage sans chichis et ses blagues parfois un peu potaches font la joie d’une jeunesse avide d’évasion. En 1980, dix guides ont déjà vu le jour et atteint la barre ses 100 000 exemplaires ; autant de cailloux semés sur le chemin d’une démocratisation du tourisme.
Couverture du premier Guide du Routard en 1973 Guide du Routard
En 1983, l’inflation flambe et les capitaux fuient. Le gouvernement Mauroy de François Mitterrand instaure un carnet de changes pour contrôler l’hémorragie de devises. Sortir de France ? Oui, à condition de ne pas changer plus de 2 000 francs par personne et par an. La paralysie du tourisme guette mais ne rattrape pas le Routard, qui gagne même une nouvelle clientèle « plus bourgeoise, qui avait déjà ses billets d’avion en poche et qui s’est alors demandé comment s’en sortir une fois sur place avec “si peu” d’argent. La solution ? Acheter le Guide du routard ! Au retour, certains étaient tellement heureux d’avoir dévié des itinéraires trop balisés qu’ils n’ont plus envisagé de voyager autrement », se rengorge le patron.
En 1986, les étudiants qui avaient commencé à barouder avec nos guides treize ans plus tôt avaient désormais un boulot, moins de temps mais davantage d’argent.
Philippe Gloaguen
Car une bonne nouvelle tombe du ciel. Las d’être contraint de faire décoller ses avions de Bruxelles car les charters étaient interdits en France, Jacques Maillot, le fondateur Nouvelles frontières, saisit la Cour de justice de l’Union européenne du Luxembourg pour non-respect de la libre circulation des personnes. Et il obtient gain de cause ! Le 30 avril 1986, l’arrêt de la Cour permet aux charters de s’envoler depuis la France : ruée de voyageurs indépendants à budgets plus si réduits que ça. « Les étudiants qui avaient commencé à barouder avec nos guides treize ans plus tôt avaient désormais un boulot, moins de temps mais davantage d’argent ; l’avion est rapide, l’hôtel de charme les tente plus que l’auberge de jeunesse, la voiture de location plus que le bus », résume Philippe Gloaguen. À la fin de la décennie, le Guide s’enrichit ainsi de nouvelles adresses « à prix moyens » et « plus chics ». « Mais toujours au meilleur rapport qualité/prix », insiste son créateur.
Philippe Gloaguen, en Egypte en 1981. Photo Jean-Pierre Godeaut
Lequel a sa première frayeur en mars 2003. « Lorsque l’armée américaine intervient en Irak, tout le Moyen-Orient devient zone à hauts risques, se souvient-il. Et puis la montée du djihadisme était déjà perceptible, la hantise des attentats aussi. On a dû renoncer à éditer des guides sur l’Arabie saoudite, le Yémen… Ont suivi des pays d’Afrique noire francophone comme le Mali ou le Bénin. » Malin, Philippe Gloaguen se tourne par défaut vers des propositions de découvertes européennes mais, surtout, de plus en plus hexagonales. Son guide, promesse d’exotisme et de destinations lointaines, s’intéresse même à… l’Île-de-France ! « On a sorti Week-ends autour de Paris, qui a fait un carton plein. La Bretagne et la Corse ont suivi, et nous avons continué de suivre ces nouvelles pistes, malgré le boom des vols low cost qui avait redonné du nerf aux déplacements internationaux à partir de 1997. »
Transitions numérique et écologique
Sans abdiquer ses valeurs fondatrices (pointer les dictatures, le tourisme sexuel, les atteintes aux droits de l’homme, à ceux des femmes, à la liberté de la presse…), le Routard n’a pas loupé le tournant numérique. Le portail créé en partenariat avec Hachette en 2001 ne fait pas d’ombre au bon vieux format papier, parole de Gloaguen ! « C’est un peu la gare de triage des envies. La rubrique “Partir où et quand” donne des idées à ceux qui en manquent ou qui sont entravés par des périodes de congés imposées ; ils consultent photos, avis et conseils sur diverses destinations… et achètent le Guide en librairie une fois leur choix arrêté. »
Un choix, il l’a vite constaté, de plus en plus influencé par des préoccupations écologiques. Le Breton avisé se recentre alors davantage encore sur la France des campings version cocooning, les hébergements ruraux. La tendance, amorcée dès 2007 avec la parution d’un Guide du tourisme responsable, prend racine. Les manifestations concrètes du dérèglement climatique… et la pandémie de Covid (les ventes ont chuté de 85 %) ont enfoncé ce clou vert. Amanda Keravel accompagne cette transition franco-écolo. À l’actif de la responsable des guides France (un gros tiers des cent cinquante titres du catalogue) : des best-sellers comme la Corse, le Pays basque, la Provence-Côte d’Azur, la Bretagne Sud. Les côtoient aujourd’hui des terroirs moins fréquentés comme l’Auvergne, la Lorraine ou la Franche-Comté.
Une rubrique « Pas de côté » a aussi fait son apparition. Et ce qui était, explique-t-elle, « un simple coup d’essai s’est transformé en une véritable collection : celle des guides “à vélo” », la Loire, la vallée du Lot, la Scandibérique… Ils adoptent cartes fouillées, spirale et lecture à l’horizontale pour s’orienter sans cesser de pédaler. Emmanuelle Bauquis, qui épaule Amanda, révèle que tous ont pour auteur exclusif un fondu de la petite reine « qui passe sa vie sur son vélo » : « Un vrai maniaque qui va noter qu’ici il y a un caillou à droite et là un autre à gauche ! » Pour Amanda, le boulevard hexagonal qui s’est constamment élargi pour le Routard s’explique « d’abord par les 35 heures et la découverte des week-ends prolongés en France ; ensuite, parce que, bien après le pic du Covid en 2020, des pays sont restés fermés ou peu sûrs sur le plan sanitaire. »
Et voilà qu’éclate la guerre en Ukraine. Les guides sur Moscou, Saint-Pétersbourg, certains pays baltes et la Pologne sont abandonnés. Mais Le Magazine du routard, trimestriel lancé en 2021, les livres publiés en partenariat (comme La France du Tour avec les hypermarchés Leclerc, qui vient de paraître) représentent environ 30 % de l’activité globale. Un beau livre, Les 50 voyages à faire dans sa vie, célèbre aussi le jubilé de 2023. Autre aventure inédite pour l’insatiable septuagénaire : des débuts au cinéma l’année prochaine ! « Les scénaristes des Tuche ont imaginé une comédie autour d’un coursier parisien qui devient enquêteur au Maroc pour le Routard. » Acteur principal d’une phénoménale réussite éditoriale, l’écumeur breton de bons plans y jouera son propre rôle, « en toute modestie ».
Source: Télérama.fr