"L'une des pires épreuves de ma vie" : les sept mois de combat d'une mère ukrainienne pour ramener son fils envoyé en Russie
A la fin de l'été 2022, Bohdan Usik, 14 ans, est envoyé en Russie pour trois semaines de camp de loisirs, à l'abri des bombardements. Il ne reviendra chez lui qu'au début du printemps, grâce aux efforts de sa mère Olha.
Quand Bohdan est revenu, Olha Usik a mis du temps à y croire. Une fois la nuit tombée, l'Ukrainienne a parfois vérifié que son fils dormait bien dans sa chambre, comme avant. Après des mois d'absence, l'adolescent est rentré chez lui, dans la petite ville de Balaklia, "beaucoup plus mature", commençant naturellement à aider sa mère à la maison. "J'aurais aimé qu'il devienne mature d'une autre manière", souffle Olha. "C'est la première fois de ma vie que je l'ai laissé partir, et ça a duré sept mois. C'était vraiment très traumatisant."
La veille de ses 14 ans, à la fin du mois d'août 2022, Bohdan Usik a quitté sa ville occupée pour fuir les dangers de la guerre, le temps de trois semaines de camp de loisirs sur les rives de la mer noire en Russie. Une proposition des forces d'occupation russes, qui se transformera en sept mois loin des siens. Selon un récent rapport (PDF) de l'Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE), "il existe de nombreuses preuves qu'un grand nombre d'enfants ukrainiens", potentiellement 6 000, "ont été transférés vers la Crimée ou la Fédération de Russie pour des séjours temporaires dans des soi-disant camps de loisirs". Certains de ces enfants, à l'image de Bohdan, "ont été retenus bien plus longtemps que prévu".
"Je n'avais pas vraiment le choix"
Le 24 février 2022, la guerre est entrée rapidement à Balaklia, située à une centaine de kilomètres au sud-est de Kharkiv. Les premières explosions ont endommagé les fenêtres de la maison familiale, "et après, l'armée russe est entrée dans la ville", se remémore Olha. L'Ukrainienne dépeint une situation "plus ou moins vivable" qui, peu à peu, empire. Au cœur de l'été, les frappes se rapprochent et gagnent en intensité. "Il y avait des bombardements tous les jours, c'était très bruyant. J'essayais de me cacher quelque part, j'avais peur", souffle Bohdan.
Dans la ville, Olha voit des enfants partir quelques semaines puis revenir, sans encombre, de camps de loisirs proposés par les occupants russes. L'offre, évoquée au point de distribution d'aide tenue par les Russes, tient toujours. La mère de Bohdan hésite, mais elle voit son fils "courir n'importe où" et avoir "très peur" chaque fois qu'une frappe résonne. "Bohdan était vraiment épuisé par les bombardements. Je dirais que je n'avais pas vraiment de choix", confie-t-elle. "L'intérêt d'un enfant prime. J'ai posé la question à mon fils et il m'a dit : 'Oui maman, je veux partir'."
"Je ne voulais pas me séparer de ma maman, mais je voulais juste ne plus entendre les bombardements. J'en avais assez et je me disais que je me reposerais." Bohdan Usik à franceinfo
Quand le bus s'élance pour un voyage de près de 900 km, Olha se dit immédiatement qu'elle doit récupérer son fils, puis se raisonne. L'Ukrainienne craint des tirs, un bombardement qui pourrait tuer son enfant en chemin. Pour Bohdan, le trajet débute dans la peur, avec des tirs entendus au loin. Le 28 août, l'adolescent vit un premier anniversaire "assez triste" loin de sa famille. A ses côtés, des accompagnatrices et d'autres enfants de sa région, dont Sergey, 11 ans. "J'étais content de découvrir de nouveaux endroits, mais je ne voulais pas quitter papa. Il a commencé à me manquer dès que le bus est parti", raconte l'enfant.
"Je ne comprenais pas trop où j'étais"
Une fois arrivé, Bohdan apprend qu'il se trouve dans la région de Krasnodar, sans savoir qu'il est plus précisément à Guelendjik. "C'était un peu bizarre, je ne comprenais pas trop où j'étais", témoigne-t-il. L'Ukrainien décrit "une colonie de vacances normale", avec une chambre confortable qu'il partage avec cinq autres jeunes et la mer à proximité. Les journées défilent entre les concours de chansons, les activités sportives, les repas et un peu de danse le soir. En septembre, les enfants commencent à suivre des cours de mathématiques, d'informatique, de russe ou de géographie.
Le ton change le 8 septembre, quand la contre-offensive de l'armée ukrainienne libère Balaklia de l'occupation russe. "Ils nous ont dit que l'armée ukrainienne avait envahi la ville de Balaklia et qu'on ne pourrait plus rentrer", se souvient Bohdan. "Je ne comprenais pas, je devais rester trois semaines... Les accompagnatrices ne savaient rien de plus."
"Je ne pensais pas une seconde qu'ils pourraient ne pas rendre les enfants." Olha Usik à franceinfo
Olha, privée de communication avec son fils faute de réseau, attend avec angoisse son retour, mais au bout de 22 jours, "j'ai compris qu'il y avait un problème", relate-t-elle. Elle parvient enfin à joindre Bogdan vers le 20 septembre, dans un moment d'émotions "difficile à décrire", entre rires et larmes. Est-il en bonne santé ? Est-il bien traité ? Son garçon la rassure. Avant de se dire au revoir, l'Ukrainienne lui promet qu'elle fera "tout" pour le ramener. "Prends patience, j'arriverai à te récupérer."
"C'est votre responsabilité"
Au début de l'automne, Bohdan est transféré vers Anapa, toujours dans la région de Krasnodar. "J'y suis resté longtemps, vraiment longtemps... Jusqu'au Nouvel An", relate Bohdan. Les conditions d'hébergement restent confortables, mais l'éloignement pèse, malgré les contacts quotidiens avec sa mère. "Je me sentais assez renfermé, j'étais très triste." En début d'année, Bohdan est une nouvelle fois déplacé, plus au nord, à Ieisk. Les chambres sont plus petites, les repas moins bons, et de moins en moins d'enfants ukrainiens – une vingtaine, d'après lui – l'entourent. L'Ukrainien voit les jeunes de Balaklia rentrer chez eux, petit à petit.
Chez elle, Olha observe le retour de plusieurs enfants. "Personne ne racontait rien. Pour moi, c'était une question d'argent", affirme-t-elle. Des mères sont autorisées à venir chercher leurs enfants, mais au prix d'un très long et coûteux voyage. L'Ukrainienne, qui vit de petits boulots pour s'occuper de sa fille et dont le mari est électricien, peine à rassembler l'argent nécessaire. "Je suis allée partout en disant : 'Je veux le récupérer mais je n'ai pas l'argent pour faire ce voyage'", raconte-t-elle. Des mois durant, elle sollicite les autorités locales et régionales. "On me répondait : 'Vous avez fait ce choix, c'est votre responsabilité'." Chaque soir, au téléphone, Olha ne cesse de rassurer Bohdan. "Je lui disais que je l'aimais, que tout se passerait bien." Derrière ces mots rassurants se cache une profonde douleur.
"C'était comme si l'on m'avait arraché la moitié de mon cœur. C'était extrêmement dur, l'une des pires épreuves de ma vie." Olha Usik à franceinfo
L'Ukrainienne multiplie les contacts avec des bénévoles tout en continuant de mettre de l'argent de côté avec son mari. Fin janvier, elle parvient enfin à rassembler un peu plus de 500 euros pour le voyage. Débute alors un périple qui va la conduire à Lviv puis à travers la Pologne, la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie, pour avoir une chance de franchir une frontière avec la Russie.
L'espoir des retrouvailles s'arrête à cette même frontière, quand l'entrée d'Olha sur le territoire russe est refusée. Les gardes-frontières lui rappellent son expulsion de Russie en 2018, après un séjour trop long de la famille sans les autorisations nécessaires. L'Ukrainienne, qui pensait cette interdiction levée, négocie des heures pour passer. En vain. "J'ai pleuré. J'étais abattue". Au téléphone, elle annonce la nouvelle à Bohdan. Avec toujours cette même promesse : "Je vais venir, on va trouver un moyen de te récupérer." A ce moment, se souvient l'adolescent, "je me suis renfermé encore plus sur moi-même".
"Le trajet a pris une semaine"
De retour à Balaklia, Olha est éprouvée. Des journalistes la mettent alors en contact avec Darya Kasanova, de l'association SOS Villages d'enfants Ukraine. "Nous aidons les familles à être réunies, puis après leurs retrouvailles", décrit la directrice du développement des programmes. En accompagnant Olha, Darya Kasanova apprend qu'une autre famille cherche à faire revenir son enfant de Ieisk. Oleksi et Anastasia tentent eux depuis des mois de faire revenir Sergey chez lui, à Morozivka, près de Balaklia. "Le père ne pouvait pas y aller, car les hommes [de 18 à 60 ans] n'ont pas le droit de traverser la frontière", rappelle la responsable associative. "Cette famille, néanmoins, pouvait obtenir procuration et ramener les deux enfants."
SOS Villages d'Enfants Ukraine établit alors un itinéraire pour Anastasia, puis finance l'intégralité des billets (600 euros). Elle doit elle aussi passer par Lviv et la Pologne, puis rejoindre la Biélorussie et s'envoler vers Moscou. "Il y a 300 kilomètres à vol d'oiseaux entre chez moi et Voronej [où les enfants l'attendraient]. Ce trajet a pris une semaine", raconte Anastasia.
"Je me souviens de cette journée où maman m'a dit que quelqu'un était parti me chercher. J'ai sauté de joie." Bohdan Usik à franceinfo
L'arrivée d'Anastasia à Moscou débute par un interrogatoire de deux heures à l'aéroport. Des agents "ont commencé à avoir des doutes sur le fait que je ramenais le bon enfant" en Ukraine, raconte-t-elle. Ils proposent à la jeune femme de passer avec Sergey mais de laisser Bohdan, dont les larmes commencent à couler. Finalement, les Biélorusses les laissent partir à trois, mais des agents ukrainiens se montrent à leur tour méfiants. Les craintes se dissipent en appelant Olha et Oleksi.
A Balaklia, Olha attend, inquiète. "Même si je savais qu'il était déjà en Ukraine, c'était difficile à croire", témoigne-t-elle. La famille s'empresse d'aller à la gare pour l'accueillir, mais sept mois ont transformé l'adolescent. "Quand je descends du train, je les vois, mais ils ne me reconnaissent pas, explique Bohdan. J'ai couru vers eux. J'étais très, très heureux." "Il avait beaucoup grandi. Il nous a embrassés, nous a pris dans ses bras, ses grands-parents pleuraient", s'émeut Olha. L'Ukrainienne avait préparé des pizzas, le plat préféré de Bohdan, pour leur premier dîner ensemble. A ce moment-là, "le sens de ma vie est revenu".
Source: franceinfo