La France ignore la science pour ses objectifs climatiques

July 06, 2023
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Yann Robiou du Pont (PhD) est chercheur à l’Université d’Utrecht. Cet entretien a lieu une semaine après la sortie du rapport annuel du Haut Conseil pour le Climat, afin de mieux comprendre pourquoi les objectifs actuels de réduction des émissions de la France sont insuffisants et inéquitables.

Il n’est pas facile de se retrouver dans les objectifs de réduction d’émissions de carbone. Commençons par celui de l’Union Européenne, Fit For 55. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’Accord de Paris est l’objectif légalement contraignant adopté collectivement par l’ensemble des pays (195 Parties sur 198) suite à la COP21 en 2015. En termes de réduction de GES, il engage ses signataires à collectivement :

limiter le réchauffement climatique “nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels”

atteindre des émissions anthropiques nettes nulles dans la seconde moitié du siècle (le fameux objectif net-zéro)

Pour y arriver, les pays doivent adopter des objectifs nationaux et les revoir à la hausse régulièrement. Ces objectifs pour chaque pays doivent :

correspondre à son “niveau d’ambition le plus élevé possible compte tenu de ses responsabilités communes mais différenciées et de ses capacités respectives, eu égard aux différentes situations nationales.” C’est-à-dire qu’un pays plus riche ou ayant une responsabilité historique plus importante devra réduire ses émissions davantage. Il est même possible qu’un pays avec des émissions faibles et un besoin de développement économique puisse augmenter temporairement ses émissions.

L’Accord de Paris précise : “Les pays développés Parties devraient continuer de montrer la voie en assumant des objectifs de réduction des émissions en chiffres absolus à l’échelle de l’économie. Les pays en développement Parties devraient continuer d’accroître leurs efforts d’atténuation, et sont encouragés à passer progressivement à des objectifs de réduction ou de limitation des émissions à l’échelle de l’économie eu égard aux différentes situations nationales.”

De manière générale, le partage d’effort entre les pays doit être équitable : “Le présent Accord sera appliqué conformément à l’équité et au principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, eu égard aux différentes situations nationales.”

Les pays doivent aussi expliquer en quoi leurs objectifs sont “justes et ambitieux”

Évidemment, l’absence d’objectif d’émissions contraignant pour chaque pays a contribué à ce qu’un maximum de pays signe l’Accord de Paris. Il n’y a donc pas non plus de métrique officielle pour évaluer l’ambition des objectifs d’émissions de chaque pays. Au plus, les pays reconnaissent l’insuffisance collective des engagements actuels. C’est ce que va faire le Global Stocktake pour la première fois cette année pour la COP28, comme prévu pour l’Accord de Paris.

Voilà pour l’Accord de Paris. Donc, sous cet accord, l’Union Européenne s’était initialement engagée à réduire ses émissions de 40% en 2030 par rapport à 1990, puis elle a récemment mis à jour cet objectif en visant 55% de réduction.

Enfin, la France doit faire sa part de l’objectif européen, mais peut en plus adopter son propre objectif. Pour l’instant, la France a un objectif de réduction de 40% pour 2030 par rapport à 1990. Cet objectif devrait être revu à la hausse prochainement. Le problème, c’est que la France ne respecte pour l’instant pas la mise en œuvre de cet objectif et ne pourrait le tenir sans efforts supplémentaires, comme l’a reconnu le conseil d’État.

Comment ce chiffre a-t-il été établi ? Est-il basé sur des travaux scientifiques, ou c’est un chiffre sorti du chapeau des politiques ?

Je ne peux pas me prononcer sur le processus de décision des 55%, qui a évidemment considéré des aspects scientifiques. Le fait est que cet objectif n’est pas aligné sur les diverses études quantifiant ce que pourrait être un objectif aligné sur l’objectif collectif 1,5°C. De plus, l’Union Européenne (UE) n’explique pas en quoi son objectif est suffisant, ou même “juste et ambitieux” comme requis.

L’UE explique seulement que son économie est la plus efficace en termes d’émissions par unité de PIB et ne mentionne aucun des principes de responsabilité ou de capacité de l’Accord de Paris. L’UE n’explique pas comment elle est arrivée à cet objectif, ni en quoi il constitue sa part de l’objectif global.

Il en va de même pour la France, même son objectif n’est pas directement formulé comme une contribution à l’Accord de Paris.

Le GIEC parle de réduction d’émissions de 43% d’ici 2030. Est-ce un chiffre à prendre en compte au niveau mondial ? Et pour quel niveau de réchauffement ?

Le GIEC, lui, produit un résumé de la science existante validé par les gouvernements. Ce résumé indique qu’il faudrait réduire de 43% les émissions entre 2019 et 2030, à l’échelle du globe, pour limiter le réchauffement à 1,5°C et permettre de tenir cet objectif de l’Accord de Paris. Le mandat du GIEC n’inclut pas de communication des niveaux d’émissions à l’échelle nationale, bien que les études sur le sujet, dont les miennes, existent. Des chapitres des rapports du GIEC traitent de cette question d’équité internationale et se basent sur ces études, mais ne présentent pas de résultats au niveau national.

Quel devrait être l’objectif de baisse des émissions de la France d’ici 2030, et sa date pour atteindre la neutralité carbone ?

Plusieurs études trouvent différents niveaux, mais s’accordent sur l’insuffisance de l’objectif tant Français qu’Européen.

Le site Climate Action Tracker qui propose un résumé de la science disponible, trouve que l’UE devrait avoir un objectif autour de 95% de réduction en 2030 par rapport à 1990. La part de la France n’est pas calculée, mais serait proche de ce chiffre.

Le Climate Equity Reference Framework propose une approche revue scientifiquement et paramétrée suite à des concertations avec la société civile quant à la responsabilité historique et aux seuils de richesse pour la participation à la réduction de GES. Cette approche trouve que la France devrait réduire ses émissions de 168% par rapport à 1990. Cette approche est utilisée par le Réseau Action Climat (RAC).

Enfin, notre étude scientifique (résultats visibles sur le site interactif Paris Equity Check) trouve que la France devrait réduire ses émissions d’au moins 61% entre 1990 et 2030 pour s’aligner sur un objectif collectif de 1,5°C (avec seulement 50% de chance, il faudrait réduire davantage pour réduire l’incertitude de parvenir à l’objectif 1,5°C). L’objectif actuel de la France est seulement aligné avec un réchauffement à 2.4°C (en d’autres termes, la France fait sa part d’une limitation du réchauffement à 2.4°C) et celui de l’UE avec 2.5°C.

D’autres études, comme ici, ici et ici, discutent de l’ambition des objectifs nationaux selon plusieurs visions de l’équité.

Ces approches basées sur l’équité montrent donc les efforts dont la France et l’UE sont responsables en termes de réduction de GES. Ces efforts peuvent paraître infaisables sur le sol français. Cependant, ils peuvent tout à fait atteindre ces objectifs via une combinaison de réduction d’émissions en France et à l’étranger en finançant des réductions dans un autre pays. Ces partenariats se développent et permettent à d’autres pays d’avoir les investissements nécessaires pour éviter le développement économique polluant que les pays du nord ont suivi. C’est une façon de mettre en œuvre les objectifs globaux et les critères d’équité clairement expliqués dans les rapports du GIEC.

Les scénarios de modèles intégrés présentés par le GIEC (dans les scénarios 1,5°C) quantifient une mise en œuvre optimale économiquement, en indiquant les réductions d’émissions à mettre en œuvre dans chaque pays, sans dire quel pays est responsable du financement de ces mesures. Une étude récente (bien que non-scientifiquement revue) présente ces niveaux d’émissions par pays. La France devrait réduire ses émissions territoriales d’au moins 62%, et l’UE de 68% entre 1990 et 2030. Cette étude vient d’être reprise par Greenpeace qui recommande cet objectif pour la France, ce qui est proche de ce que le RAC suggérait au niveau territorial comme contribution à l’objectif total de 168% de réduction mentionné plus haut. Les co-bénéfices de réduction des émissions, non pris en compte dans ces scénarios, peuvent couvrir une grande partie des coûts et inciter à davantage de réductions territoriales.

En résumé, pour faire leur part, la France et l’UE doivent s’engager à des objectifs plus ambitieux en aidant d’autres pays tout en accélérant la réduction sur leurs territoires. Le Pacte de Glasgow (COP26) a mis en place des règles pour s’assurer qu’une réduction financée par un pays tiers n’est pas comptée deux fois. La Suisse a déjà signé de tels accords avec le Pérou, le Ghana et le Vanuatu. Des discussions ont commencé pour utiliser ces transferts dans le financement de partenariats de transition énergétique juste (JETP). Ces financements peuvent permettre aux pays receveurs de suivre un développement décarboné, au contraire de projets tels que EACOP qui peut finir en actif échoué particulièrement coûteux dans les pays en voie de développement.

Cependant, toutes études sont fortement influencées par les niveaux d’émissions actuels, ce qui biaise les résultats en faveur des pays qui n’agissent pas assez. Nous venons de soumettre une étude (en cours de révision scientifique) sur cet aspect qui est soutenue par un groupe de 58 pays vulnérables. Cette étude montre l’ampleur des besoins de financement immédiats dans les pays les plus pauvres. Il faut se rappeler que les pays développés ne tiennent toujours pas leur promesse de finance climat de 100 milliards de dollars annuellement pourtant due depuis 2020.

Le Haut Conseil pour le Climat vient de sortir son rapport annuel 2023 où ils incitent la France à s’aligner sur le fit for 55 de l’UE. Vous dites que ce n’est pas assez ?

Après la COP26, le Haut Conseil pour le Climat (HCC) a déjà critiqué l’insuffisance de l’objectif d’émissions français sans pour autant présenter la base scientifique de cette affirmation et sans préciser ce qu’il considérait comme un objectif suffisant.

Le HCC a pour rôle d’évaluer “la cohérence de la stratégie bas carbone vis-à-vis des politiques nationales et des engagements européens et internationaux de la France, en particulier de l’Accord de Paris et de l’atteinte de la neutralité carbone en 2050.”

Or, il s’en tient à évaluer la cohérence avec l’objectif Européen, et non l’Accord de Paris. Il ne questionne pas non plus l’ambition de cet objectif européen. Le Fit for 55 n’est pas un objectif basé sur la science ou suffisant pour l’Accord de Paris. Il devra d’ailleurs être revu à la hausse comme les objectifs des autres pays sous l’Accord de Paris.

Le Haut Conseil pour le Climat pourrait présenter ce que les études scientifiques présentent comme objectifs alignés sur l’Accord de Paris. C’est ce qu’a fait le Committee on Climate Change, l’équivalent britannique du HCC. Il s’est basé sur la science, dont nos études, pour recommander l’objectif net-zéro à 2050 et un objectif de réduction de 68% entre 1990 et 2030. Le Royaume-Uni a suivi ces recommandations et adopté ces objectifs. L’équivalent européen du HCC vient aussi de suggérer un objectif de réduction des émissions pour l’UE en 2040 de 90 à 95%, par rapport à 1990, sur la base d’études scientifiques.

Il est à noter que quand les gouvernements n’agissent pas suffisamment, ils s’exposent à des actions en justice qui sont, elles aussi, informées par les études que j’ai mentionnées. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et les Pays-Bas, ont été condamnés par leurs cours de justice à revoir leurs objectifs de réduction de GES. Dans les actions en justice pour lesquelles j’ai pu conseiller la Cour au travers de rapports d’expert (contre les Pays-Bas, Union Européenne, 33 pays d’Europe dont la France, TotalEnergie, la Suisse), des études scientifiques individuelles pouvaient servir de référence, mais une synthèse de ces études par le HCC aurait plus d’impact sur la Cour.

Le rapport du HCC a été utilisé pour informer l’Affaire du Siècle, action en justice victorieuse contre le gouvernement l’enjoignant à respecter ses engagements en établissant clairement l’insuffisance des mesures en place. En remplissant sa mission d’évaluation de la cohérence de la stratégie bas-carbone de la France, le HCC pourrait donc avoir une influence clé sur l’objectif d’un acteur a la responsabilité, la France. L’accord de Paris stipule d’ailleurs que les pays doivent “opérer des réductions rapidement […] conformément aux meilleures données scientifiques disponibles”. Or, la France, hôte de la COP21 de l’Accord de Paris, ralentit sa mise en œuvre depuis sa signature en ne reconnaissant pas les études scientifiques qui s’y rattachent.

Crédit vignette : Céline Jacq

Source: Bon Pote