Au Voyage à Nantes, les statues ont une incroyable stature
Comme chaque été depuis 2012, Nantes se pare d’art et parsème d’œuvres ses places et ses rues. Parmi celles visibles cette année, voici cinq sculptures d’exception qui poussent loin la réflexion.
« European Thousand-Arms », par Xu Zhen. Photo Martin Argyroglo/Le Voyage à Nantes
Par Sophie Rahal Partage
Envoyer par email
Copier le lien
Passé une porte discrète sur la place de la Bourse animée et commerçante, un long couloir étroit et faiblement éclairé de chandeliers débouche sur une paisible courette. On se trouve ici loin des musées ou des galeries, dans un lieu de quasi-recueillement. Et devant l’homme qui se tient au milieu, recroquevillé sur un socle, le dos voûté, on se sent soudain très, très, très petite. Cette sculpture sans titre du Flamand Johan Creten est la réplique d’une de ses premières pièces réalisées à l’aube des années 1990 en céramique. À l’occasion du Voyage à Nantes, manifestation artistique dans les rues de la ville, il l’a refondue en bronze.
Pour Creten, ce matériau typique de la statuaire classique (sculpture en bronze, socle en pierre) évoque la bourgeoisie, l’argent, le pouvoir : « Tout ce que l’on voit dans cette ville » qui s’est autrefois enrichie grâce au commerce des esclaves. La prospérité se matérialise jusque dans la courette, entourée d’élégants immeubles érigés aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles pour des notables, parmi lesquels des armateurs dont les bateaux alimentaient la traite négrière. À l’inverse, la silhouette trahit l’humilité et le dénuement, évoquant en creux le cheminement de l’exil autant que la souffrance humaine. Celle liée à l’esclavage ? Sans doute, mais le propos est aussi, ici, incroyablement universel.
Sculpture en bronze, sans titre, cours 4 place de la Bourse, par Johan Creten. Photo Martin Argyroglo / Le Voyage à Nantes
Dans des écrins cachés ou sur les places fréquentées, les statues sont les protagonistes de cette 12ᵉ édition du Voyage à Nantes, qui fait dialoguer des créations inédites avec les figures emblématiques de la ville. N’hésitant pas à questionner la légitimité de ces effigies bien installées. Aussi retrouve-t-on avec délice Éloge de la transgression, du sculpteur Philippe Ramette : une fillette à l’allure d’écolière qui grimpe sur un socle vide, comme pour mieux défier le général Cambronne (1770-1842) qui lui fait face, perché à six mètres de haut.
Sur l’historique place du Bouffay qui servait jadis aux exécutions publiques, un homme en costume se tient droit et regarde au loin, un pied sur le socle, l’autre dans le vide : c’est Éloge du pas de côté. Ces deux-là, réalisées en 2018, sont devenues pérennes. Une troisième, intitulée Éloge du déplacement, fait son apparition cette année. Le même homme est à terre et pousse avec effort son piédestal, dans un mouvement à la fois drôle et émouvant. À la recherche, sans doute, d’un meilleur emplacement sur cette Terre.
« Éloge du déplacement », par Philippe Ramette. Photo Martin Argyroglo / Le Voyage à Nantes
En serait-il de même pour cet Homme pressé qui trône à l’entrée du cours Cambronne ? Squelette de bronze haut de cinq mètres, au regard étrange comme caché derrière un masque à gaz, il semble surgir des ténèbres. Son créateur, le sculpteur britannique Thomas Houseago, excelle à représenter des personnages semblant à la fois tout-puissants et si fébriles. Qui nous interrogent, in fine, sur la puissance de nos propres corps, carapaces trop souvent blessées et meurtries par la violence du monde.
Les luttes de pouvoir qui traversent l’histoire humaine et les civilisations sont aussi au cœur du travail de Xu Zhen. L’artiste chinois a installé pour Le Voyage à Nantes une magnifique œuvre monumentale empruntant aux codes du classicisme et à l’esthétique pop. Dix-neuf figures antiques d’un blanc éclatant, ramenées à la même échelle, sont ainsi disposées les unes derrière les autres sur des socles de hauteur différente. Les bras tendus, en l’air ou repliés, elles représentent des classiques de la statuaire occidentale : on reconnaît Apollon, Zeus, le satyre Marsyas, mais aussi le Christ ou la statue de la Liberté, emmenés par Athéna. En regardant l’œuvre de face, les bras ondulants et dansants laissent pourtant apparaître la Guanyin aux mille mains, une célèbre déesse orientale.
« Monument à Adolphe Billault », par Amédée Ménard. Photo Martin Argyroglo/Le Voyage à Nantes
Il faut s’arrêter, enfin, devant le Monument à Adolphe Billault, qui incarne à merveille cette invitation à faire renaître les « immobiles ». Qu’on en juge : lorsque la Ville propose d’ériger un monument à l’homme politique et avocat nantais Adolphe Billault, mort en 1863, l’affaire traîne tant que l’œuvre est inaugurée en 1867. Au pied de la statue, quatre allégories (l’Éloquence, la Jurisprudence, la Justice et l’Histoire) illustrent son parcours. Mais à peine trois ans plus tard le second Empire s’effondre laissant place à la IIIᵉ République, et le monument est discrètement retiré puis caché dans les caves du palais de Justice, pour éviter que des républicains revanchards s’y attaquent. En 1924, on ressort la statue de Billault, mais celle-ci est transformée en munitions lorsque le régime de Vichy décide de fondre plus de mille cinq cents monuments pour soutenir l’effort de guerre allemand. Sauvées car oubliées dans les caves pendant cent ans, les allégories sont retrouvées par hasard en 1977, à la faveur de travaux, et exposées à nouveau. Pour Le Voyage à Nantes, elles sont présentées face au nouveau palais de Justice. Rappelant qu’elles sont d’excellents témoins des rapports que les municipalités entretiennent avec leur histoire, et leur espace public.
Source: Télérama.fr