L'euro numérique sera bientôt une réalité: à quoi va-t-il servir?

July 11, 2023
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Les enquêtes menées par la Banque centrale européenne le montrent sans ambiguïté: la part des paiements en espèces (pièces et billets) diminue dans la zone euro et la crise du Covid-19 a sensiblement accéléré le processus. Non seulement, les achats à distance, dont le paiement s'effectue le plus souvent par carte bancaire, se sont accrus; mais même pour les achats dans les commerces physiques, le cash est en recul: 79% des transactions en 2016, 59% en 2022 (en France, on est passé de 68% à 50%). Et, si l'on tient compte du montant des transactions, c'est le paiement par carte qui l'emporte maintenant devant les espèces dans la zone euro, à 46% contre 42% en 2022.

Une des conséquences de cette évolution est la tendance à la baisse du nombre de distributeurs automatiques de billets: 52.697 à la fin de l'année 2018 en France métropolitaine, contre 47.853 fin 2021. Mais, malgré ce recul, l'accès du public aux espèces reste assez facile et ceux qui préfèrent d'autres modes de paiement ont toute latitude pour les utiliser.

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De surcroît, les banques développent considérablement le virement instantané d'un compte bancaire à un autre et le proposent même gratuitement dans certaines conditions. Pourquoi alors serait-il nécessaire de créer un euro numérique, alors que les moyens de paiement déjà en place sont nombreux, qu'ils donnent satisfaction et que des services comme ceux proposés par l'Américain PayPal ou d'autres se développent?

Les nouvelles technologies s'imposent

Le dernier volet de cette question apporte une partie de la réponse. Les Européens s'inquiètent de la montée en puissance des services de paiement proposés par des entreprises non européennes. L'usage généralisé du paiement par carte bancaire profite essentiellement aux deux géants du secteur, Visa et Mastercard. La naissance des cryptomonnaies et leur succès montrent qu'il peut être dangereux de rester à l'écart des nouvelles technologies.

Le projet de cryptomonnaie de Facebook (Libra), lancé en juin 2019, a constitué une première alerte. Il s'agissait alors de créer une monnaie qui pourrait servir de moyen de paiement sur les plateformes du groupe. Cette monnaie, qui serait indexée sur plusieurs grandes devises, dont l'euro et le dollar, aurait eu pour vocation de devenir une véritable monnaie internationale.

Partout dans le monde, l'initiative a été perçue comme un grave danger pour la souveraineté monétaire des États. Un rapport du Trésor américain de novembre 2021 sur les cryptomonnaies stables (ou stablecoins), ces monnaies indexées sur les devises d'États souverains, concluait que le fait pour un même groupe d'être la fois créateur d'une cryptomonnaie et gérant d'une firme commerciale risquait de conduire à «une concentration excessive de pouvoir économique». Dès lors, la messe était dite. En janvier 2022, Facebook (devenu entre-temps Meta) l'abandonnait définitivement, après avoir tenté de présenter son projet sous un jour plus acceptable, le Libra étant devenu le Diem.

La monnaie, enjeu stratégique

Mais les États avaient bien compris qu'ils ne devaient pas laisser aux seuls groupes privés le soin de se servir des nouvelles technologies, dont celle de la blockchain, et que la monnaie constituait un enjeu trop important pour ne pas être défendue. La meilleure défense étant l'attaque, il leur fallait créer des monnaies numériques.

Paradoxalement, ce ne sont pas les États les plus riches ou les plus puissants qui se sont montrés les plus entreprenants. L'exemple le plus intéressant en ce domaine est celui du Nigeria, qui a lancé l'eNaira dès l'automne 2021. Le pays avait à faire face à un double défi: il était peu bancarisé –moins d'un adulte sur deux ayant un compte bancaire– et la monnaie locale, le naira, s'était dépréciée au cours des années précédentes.

Une monnaie numérique, qui permet d'effectuer des transactions sécurisées à partir de son smartphone, semblait être la bonne solution. Mais la monnaie nationale, que ce soit sous sa forme classique ou sa forme numérique, n'a pas réussi à regagner la confiance des Nigérians, qui se sont massivement tournés vers le bitcoin. Un an après son lancement, moins de 0,5% d'entre eux utilisaient l'eNaira.

Cet échec constitue-t-il un mauvais présage pour les autres monnaies numériques de banque centrale (MNBC en français, CBDC en anglais)? Nullement. Il montre simplement que la monnaie numérique de banque centrale ne peut être dissociée de sa forme fiduciaire classique.

On constate d'ailleurs que les banques centrales sont plus nombreuses que jamais à s'y intéresser: selon le dernier pointage effectué par le groupe de réflexion américain Atlantic Council, elles seraient 130 à envisager cette hypothèse, onze ayant déjà lancé leur MNBC, les autres étant à des stades divers de recherche ou de développement. Mais toutes n'ont pas la même approche.

La Chine déjà en piste

Quand on parle de monnaie numérique, deux grandes catégories d'usage sont à distinguer: le détail et le gros. Dans le premier cas, il s'agit principalement de concevoir une monnaie permettant le paiement des achats dans le commerce de détail ou des transferts entre particuliers dans le cadre national. Cela requiert un système simple, facilement accessible et pouvant traiter simultanément un nombre très élevé de transactions. Dans le second cas, il s'agit de faciliter les opérations de gros entre établissements financiers, selon des procédures qui peuvent être très différentes de celles prévues pour les opérations de détail.

Les deux approches ne sont pas exclusives: la Chine, par exemple, a commencé dès 2014 à travailler sur la question du yuan numérique et à développer les applications permettant de s'en servir dans le cadre national après des expérimentations dans plusieurs régions. En janvier 2022, la banque centrale chinoise annonçait que 261 millions de particuliers disposaient déjà d'un porte-monnaie de yuans numériques (e-CNY). Mais auparavant, dès le mois de juillet 2021, elle avait annoncé qu'elle allait lancer des programmes pilotes de paiements transfrontaliers.

Une MNBC fonctionnerait mieux dans le cadre d'un système dual où la banque centrale travaillerait avec le secteur bancaire privé.

Il ne fait de doute pour personne que la Chine compte bien se servir de son yuan numérique pour renforcer son rôle sur la scène internationale au détriment du dollar. La mise à l'écart de plusieurs banques russes du système mondial de paiements interbancaires Swift, contrôlé par les États-Unis, après l'invasion de l'Ukraine, pourrait inciter un certain nombre de pays à rechercher d'autres solutions pour permettre à leurs opérations internationales d'échapper à d'éventuelles sanctions.

N'oublions pas que, dès 2015, Pékin a mis en place le China Interbank Payment System (CIPS), qui dépend encore beaucoup de Swift pour sa messagerie entre institutions financières, mais qui pourrait fonctionner de façon indépendante. Ces questions de politique internationale ne peuvent être oubliées quand on parle de monnaies numériques.

Qui contrôle quoi?

Quant à la mise en place d'une monnaie numérique à l'usage de toutes les entreprises, grandes ou petites, et des particuliers, elle peut se faire de différentes façons. L'expérience des cryptomonnaies et l'usage de la blockchain peuvent laisser penser que la gestion d'une monnaie numérique est forcément décentralisée. Ce ne sera pas toujours le cas. En Chine, elle est extrêmement centralisée, au point que l'on peut y voir un instrument politique de contrôle de la population, le pouvoir central étant en mesure de collecter toutes les informations dont il peut avoir besoin sur toutes les transactions effectuées en e-CNY sur son territoire.

En simplifiant à l'extrême, on peut dire que deux grandes questions se posent: d'une part, l'architecture du système et la place laissée par la banque centrale à d'autres intervenants dans sa gestion; et, d'autre part, la protection de la vie privée et des données personnelles.

La Banque des règlements internationaux (BRI ou BIS en anglais), dont la mission principale est d'organiser la coopération entre banques centrales, a émis un certain nombre de recommandations dans son rapport annuel publié en juin 2021. Un point essentiel en émerge: une MNBC fonctionnerait mieux dans le cadre d'un système dual où la banque centrale travaillerait avec le secteur bancaire privé. La banque centrale gérerait le cœur du système, assurant sa sécurité et son efficacité; c'est elle qui émettrait la monnaie numérique. Le secteur privé –banques et prestataires de services de paiement– distribuerait cette monnaie et mettrait sa capacité d'innovation au service de la clientèle.

Cette forme d'organisation a évidemment la faveur des banques. Elles craignent en effet que la banque centrale, émettrice de la MNBC, entre en relation directe avec les entreprises et les particuliers qui auraient un compte chez elle. Non seulement, dans un tel schéma, les comptes bancaires pourraient se vider au profit des comptes ouverts à la banque centrale, mais les banques perdraient aussi un grand nombre d'informations sur le comportement des agents économiques. Pour elles, une telle solution serait absolument inenvisageable.

«Avec les banques commerciales» et non «contre» elles

À la Banque centrale européenne (BCE), dont le projet d'euro numérique est actuellement en phase d'étude depuis octobre 2021, le système dual préconisé par la Banque des règlements internationaux sera sans doute retenu. C'est d'ailleurs le plus logique: on ne voit pas quel intérêt une banque centrale pourrait avoir à affaiblir le système bancaire de son pays. En France, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, ne rate jamais une occasion de rassurer les dirigeants de banques sur ce point. Il l'a encore fait le 22 juin 2023: «Il est très probablement de notre devoir d'émettre une MNBC, mais notre volonté est de l'émettre avec vous, les banques commerciales, et non contre vous.»

Qu'en est-il des citoyens européens, qui ne savent pas exactement quels pourraient être les bénéfices ou les risques de cette innovation?

Cette volonté s'exprimera concrètement par plusieurs dispositions. Il n'est pas question que des comptes privés puissent être ouverts à la banque centrale et les sommes qui pourront être mises dans les porte-monnaie d'euros numériques seront limitées. L'euro numérique devra servir uniquement pour les paiements, il ne pourra être mis dans des comptes d'épargne.

Par ailleurs, les banques qui ont créé l'European Payments Initiative (EPI), plateforme numérique qui devrait entrer progressivement en activité en 2024 pour assurer les paiements instantanés en Europe, pourront intégrer la future MNBC, qui ne viendra pas réduire à néant le travail accompli depuis plus de deux ans.

Un point d'interrogation central: protéger la vie privée et les données

Si les professionnels sont rassurés (ou devraient l'être), qu'en est-il de l'ensemble des citoyens européens, qui entendent vaguement parler d'un euro numérique, mais ne savent pas exactement quels pourraient être pour eux les bénéfices ou les risques de cette innovation? Que ce soit à Bruxelles ou à Francfort, siège de la BCE, on s'emploie à calmer les inquiétudes. Il est vrai que celles-ci ne sont pas infondées.

En France, dès le mois de février 2022, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) avait publié un rapport sur les enjeux de l'euro numérique et réclamé un «standard très élevé de confidentialité et de protection des données». Ces remarques ont été entendues. Le 28 juin 2023, la Commission européenne a présenté deux propositions de règlements.

L'une prévoit que les particuliers continuent d'avoir un accès facile aux pièces et billets en euros, qui restent la meilleure façon de préserver l'anonymat des transactions jusqu'à un certain montant, et que le paiement en espèces reste largement accepté. L'autre prévoit que les particuliers bénéficient gratuitement des services de base de l'euro numérique et que soit respecté un degré élevé de protection de leur vie privée.

La BCE, on s'en doute, s'est précipitée pour dire qu'elle accueillait favorablement ces propositions législatives très consensuelles. Ces textes doivent suivre maintenant le parcours normal, en passant par le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. Lorsque ces dispositions législatives auront été adoptées, la BCE pourra prendre la décision d'adopter l'euro numérique. En attendant, elle poursuit ses travaux préparatoires et devrait décider à l'automne de passer à une autre étape.

Résumé du problème: faut-il un euro numérique? Oui, on imagine mal que les membres de l'Union européenne puisse passer à côté de cette innovation, alors que partout dans le monde les banques centrales se préparent à la monnaie numérique. Quand cela va-il avoir lieu? On ne le sait pas encore. Au départ, il était question de 2024. Cela semble maintenant difficilement possible. Le scénario le plus probable est celui d'une adoption progressive dans les prochaines années, à des dates différentes selon qu'il s'agisse du marché de gros ou de détail, des transactions en ligne ou hors ligne, etc.

En fait, la vraie question qui se pose aujourd'hui n'est plus de savoir si l'euro numérique existera et pourquoi, mais quels sont les choix techniques qui seront faits et comment sera assurée la protection des données personnelles.

Source: Slate.fr