Stella Matutina : comment les dernières fidèles des frères Philippe ont manipulé le Vatican
Résumé de la première partie : Les sœurs de Stella Matutina sont la dernière mouture d’un groupe de religieuses inspirées par Marie-Dominique Philippe (fondateur de la communauté Saint-Jean, accusé d’agressions sexuelles). En 2009, elles entrent en dissidence après avoir été accusées de dérives sectaires. Leur tentative de refondation au Mexique ayant été interdite in extremis par le Vatican, elles retentent leur chance de ce côté-ci de l’Atlantique.
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Chapitre V : Les protecteurs
Cette fois, elles le jurent : les sœurs dissidentes se sont réformées. La preuve : elles ont rajouté à leur ancien habit deux bandes blanches en bas du scapulaire… C’est à Cordoue, en Espagne, que leurs efforts pour se regrouper ont fini par se concrétiser. Le 29 juin 2012, elles créent dans le diocèse andalou une nouvelle association : les « Sœurs de Saint-Jean et Saint-Dominique ».
Mais le Vatican n’est pas dupe. Simple ripolinage, leur rétorque-t-on, avant de les sanctionner à nouveau le 10 janvier 2013. « Étant donné qu’elle a gravement porté atteinte à la discipline ecclésiastique, (la nouvelle association) est supprimée avec effet immédiat et sans possibilité qu’elle soit reconstituée sous une autre forme », écrit la Secrétairerie d’État du Vatican dans son rescrit (décret) de dissolution, insistant sur le fait que la décision émane du pape Benoît XVI lui-même. La reconnaissance qu’avait accordée aux sœurs le conservateur évêque de Cordoue, Mgr Demetrio Fernandez, est désavouée.
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Las, les religieuses se voient offrir une seconde chance à peine un mois plus tard à la faveur d’une décision historique qu’elles interprètent comme un signe : la renonciation de Benoît XVI. Son rescrit est comme oublié, sans que l’on comprenne très bien pourquoi. Le nouveau pape, François, choisit de déléguer.
Une commission pontificale est nommée pour gérer ce dossier qui fait grand bruit à Rome. Cette dernière, dirigée par le cardinal espagnol Julian Herranz Casado, est notamment composée de l’évêque français Henri Brincard, nouveau commissaire chargé de Saint-Jean et tenant d’une ligne dure contre les sœurs de Stella Matutina, ainsi que du Brésilien Joao Braz de Aviz, de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, nettement plus favorable aux dissidentes. D’après plusieurs sources, l’ambiance est glaciale entre les protagonistes.
Couvent de Bergara des sœurs de Maria Stella Matutina, en 2016. / Sara Santos/Diario Vasco
Entre-temps, les sœurs ont trouvé un nouveau point de chute à Bergara, dans le Pays basque espagnol, sous la protection d’un autre évêque conservateur, Mgr José Ignacio Munilla. Très opposé au nationalisme basque, ce dernier est alors en rupture avec le clergé à la fibre sociale de cette région désindustrialisée : 77 % des prêtres de son diocèse viennent de signer une pétition contre sa nomination. « (Mgr) Munilla a vu dans ces sœurs l’opportunité de “redresser” le diocèse, et d’incarner un catholicisme de reconquête de la société », explique le théologien basque Jose Arregi. Mgr Munilla, joint par La Croix, s’en défend. Les sœurs, explique-t-il, ont été accueillies à Bergara avant le rescrit de dissolution.
Chapitre VI : Tirer les ficelles
Au Vatican, la commission chargée de statuer sur l’avenir des sœurs rend ses recommandations à l’été 2014. Le choix se veut équilibré, mais se révélera en réalité impossible à mettre en œuvre. Le cardinal Braz de Aviz se déplace en personne à Bergara pour annoncer aux religieuses que le pape François accepte la création des « Sœurs de Maria Stella Matutina », dont les statuts ont été signés le 25 juillet 2014 par Mgr Munilla. Seule contrepartie : Alix Parmentier, les sœurs Marthe et Isabelle Hubac (ainsi qu’une quatrième sœur au rôle mineur) sont exclues de toute vie religieuse. À Bergara, l’annonce est accueillie par des cris et des pleurs.
« Les supérieures officielles, à Parme ou à Bergara, sont une mascarade » Nadège Cambon (ex-sœur Gabriel)
La fin du règne des sœurs dissidentes ? En réalité, les décrets d’exclusion resteront lettre morte, jusqu’à ce que le cardinal Braz de Aviz insiste pour les rendre effectifs le 19 juillet 2021, c’est-à-dire… sept ans plus tard. Mais tout le monde à Rome sait bien qu’aucune des femmes sanctionnées n’a à ce jour réellement quitté la communauté. Elles continuent même d’exercer sur elle un contrôle total.
À Bergara, Marthe Hubac a recréé l’ancien noviciat de Saint-Jodard (lire la première partie). Elle est aujourd’hui la « sœur aînée » (équivalent de père spirituel) de la plupart des sœurs et l’enseignante quasi exclusive de la communauté. Une ancienne de Stella Matutina confie que « 75 % des cours écoutés par les sœurs sont aujourd’hui donnés par sœur Marthe ». Sa sœur jumelle, Isabelle Hubac, était au moins jusqu’en 2017 à la tête du couvent de Fontanellato, près de Parme (Italie). Une photo de l’époque la montre aux côtés de l’évêque du diocèse, Mgr Enrico Solmi.
« Officiellement, c’était moi la prieure de ce couvent », explique à La Croix Nadège Cambon (ex-sœur Gabriel), qui a aujourd’hui quitté les Stella Matutina. « Tout le monde sait très bien que les supérieures officielles, à Parme ou à Bergara, sont une mascarade », poursuit la jeune femme qui avait déjà été nommée référente fantoche de l’association des « Sœurs de Saint-Jean et Saint-Dominique », créée à Cordoue.
Chapitre VII : Détresse psychologique
Quinze ans après les graves dysfonctionnements, générateurs de souffrance psychologique constatée chez les contemplatives de Saint-Jean, rien ne semble avoir changé à Stella Matutina. Les témoignages auxquels La Croix a eu accès décrivent le même rythme effréné des journées, les repas pris seules en cellule, la mendicité, l’emprise et les pressions mentales des sœurs supérieures assises au sommet d’un système pyramidal et infantilisant, l’épuisement, les dépressions et les tentatives de suicide cachées aux familles… « Je me suis vraiment vue dépérir, j’ai énormément souffert », confie Nadège Cambon, qui a quitté la communauté en 2017. « Quand je suis partie, j’ai réalisé que j’étais complètement détruite dans mon être », renchérit une autre ancienne religieuse, qui précise qu’au moins cinquante sœurs étaient en état de détresse psychologique au milieu des années 2010.
« Une sœur (de Stella Matutina) m’a dit qu’aucune évaluation psychologique n’était requise pour entrer dans la communauté car le fondateur croyait que Jésus accueillait toutes sortes de personnes, explique une ancienne postulante américaine qui a passé une semaine de retraite chez les Stella Matutina au printemps 2022. J’ai entendu ce raisonnement dans l’autre sens : comme une manière de manipuler plus facilement des membres émotionnellement instables. »
Les sœurs de Marie Stella Matutina étudient la Bible sur un quai du lac Waubesa au Lake Farm Park aux États-Unis, le mercredi 14 juin 2017. Selon une ancienne postulante américaine qui a passé une semaine de retraite chez les Stella Matutina au printemps 2022, « aucune évaluation psychologique n’était requise pour entrer dans la communauté ». / Amber Arnold/AP
Une ex-aspirante qui a quitté les Stella Matutina en mars 2022, après deux ans de vie communautaire, raconte encore. « Je luttais psychologiquement contre la dépression et l’anxiété. Les sœurs ne m’autorisaient pas à parler à un psychologue. » La seule personne avec laquelle elle était autorisée à parler librement était sa maîtresse des novices. « Rien n’a changé des pratiques malsaines et dangereuses qui existent depuis l’origine de la communauté », conclut-elle.
Chapitre VIII : Le silence
En dépit de ces dysfonctionnements plus ou moins manifestes et du décret d’exclusion des quatre supérieures, les religieuses conservent de nombreux appuis au sein de l’Église. Les funérailles de la fondatrice de la communauté, Alix Parmentier, décédée en février 2016, ont ainsi été célébrées en grande pompe par Mgr Braulio Rodriguez Plaza, archevêque de Tolède jusqu’en 2019, en présence de l’évêque de Cordoue. Le corps d’Alix repose à Almonacid, près de Tolède, où elle a été enterrée en habit de religieuse, ce que le Vatican avait pourtant interdit.
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L’ancien évêque de Saltillo, Mgr Raul Vera Lopez, aujourd’hui émérite, continue aussi de plaider à Rome la cause des religieuses de Stella Matutina, qu’il avait tenté d’accueillir au Mexique. En mai 2023 à Rome, ce dominicain devenu le grand protecteur des Stella Matutina aurait encore alerté le pape François, dont il est proche, du « martyre de ces pauvres sœurs » persécutées par les évêques français, selon deux sources concordantes.
Les religieuses, dont la cavale aurait coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros, sont aussi très soutenues financièrement. En août 2022, deux témoins assurent avoir vu Marthe Hubac à Cenves (Rhône). Un an plus tôt, la religieuse aurait joué un rôle majeur dans la négociation du rachat aux frères de Saint-Jean et au diocèse de Lyon de plusieurs bâtiments représentant 30 % du centre de ce petit hameau, qui abritait avant 2009 la maison de théologie des contemplatives. La finalité de cet investissement ? Y fonder « un couvent clandestin », aurait glissé Marthe Hubac, sur le ton de l’humour, lors d’une réunion de médiation. L’argent de la transaction proviendrait d’un riche avocat suisse, père de l’une des sœurs.
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Hormis le cardinal Barbarin et Mgr Munilla, aucune des autorités de l’Église citées n’a répondu aux questions de La Croix. Quant aux sœurs de Stella Matutina, nous nous étions rendus le 28 janvier 2023 à l’adresse de leur maison mère, dans le Pays basque espagnol. Nous souhaitions recueillir leur version des faits.
Chapitre IX : La maison mère
Après nous avoir refusé l’accès au couvent de Bergara, la supérieure, dont le visage était apparu derrière une grille de fer forgé, nous avait demandé de lui envoyer un e-mail, avec nos questions. Quelques heures plus tard, nous lui écrivions depuis une chambre d’hôtel : « Ma première question concerne les violences sexuelles commises par votre fondateur Marie-Dominique Philippe et d’autres frères ou ex-frères de la communauté de Saint-Jean sur des religieuses. Comment vous êtes-vous assurées que votre groupe ne compte aucune victime ? »
« Tout ce que je pourrai vous répondre, je crains que cela ne rencontre chez vous que le doute » Sœur Cécile-Christina, maîtresse des novices officielle à Bergara
Selon un rapport publié le 26 juin, 72 frères de la communauté de Saint-Jean ont commis des violences sexuelles entre 1975 à 2022. 167 victimes ont pu être recensées, mais aucune sœur de Stella Matutina n’a témoigné. Ces dernières célèbrent chaque année l’anniversaire de la mort de Marie-Dominique Philippe avec une liturgie spécifique inscrite dans leur psautier. Le « père », que 25 femmes accusent de les avoir agressées, de leur avoir demandé de se dénuder ou de pratiquer sur lui des fellations, souvent dans le cadre d’accompagnements spirituels, est érigé en quasi-saint dans la communauté. Son visage souriant est partout aux murs des prieurés et sur les images pieuses éditées par les sœurs. Leur nom, Stella Matutina, fait d’ailleurs référence à l’un de ses livres : L’Étoile du matin. Entretiens sur la Vierge Marie (1998).
Une réponse du couvent de Bergara nous parviendra deux jours après notre retour du Pays basque espagnol. Elle est signée par sœur Cécile-Christina, maîtresse des novices officielle à Bergara, et proche de Marthe Hubac.
« J’ai bien reçu vos questions. Elles m’ont beaucoup étonnée, écrit-elle à La Croix. Cela ne me semble pas être une enquête pour une vie religieuse… Tout ce que je pourrai vous répondre, je crains que cela ne rencontre chez vous que le doute et le manque de confiance, dont vous-même avez témoigné lors de votre venue à Bergara. Je pense qu’il vaut mieux rester dans le silence. »
Les allers-retours des sanctions romaines Printemps 2009. Implosion de la communauté des sœurs contemplatives de Saint-Jean. 29 juin 2012. Les dissidentes créent à Cordoue une nouvelle association, les « Sœurs de Saint-Jean et Saint-Dominique ». 10 janvier 2013. Benoît XVI décide de supprimer la nouvelle association, « sans possibilité qu’elle soit reconstituée sous une autre forme ». 28 février 2013. Renonciation de Benoît XVI. 25 juillet 2014. Le pape François approuve les statuts de la nouvelle association des « Sœurs de Maria Stella Matutina ». Les quatre supérieures sont exclues de la vie religieuse. 19 juillet 2021. Le Vatican insiste pour rendre effectifs les décrets d’exclusion, restés lettre morte.
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Source: La Croix