Au Festival international de journalisme de Couthures, des tentatives pour fuir l’" info-anxiété "

July 15, 2023
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Laurence Bloch, directrice des antennes et de la stratégie éditoriale de Radio France, prend la parole lors d’une conférence organisée au Festival international du journalisme de Couthures, à Couthures-sur-Garonne (Lot-et-Garonne), samedi 15 juillet 2023. CAMILLE MILLERAND / DIVERGENCE POUR LE MONDE

« Informer sans déprimer, est-ce possible ? ». « Le titre de notre thématique est simple, mais la réponse est plus compliquée », convient Simon Roger, chef du service Planète au Monde, responsable de plusieurs tables rondes sur le sujet au Festival international de journalisme. Organisés par le groupe Le Monde (Le Monde, Courrier international, le HuffPost, Télérama et La Vie) et L’Obs, les rencontres, échanges, et débats se sont poursuivis, samedi 15 juillet, dans le village de Couthures-sur-Garonne (Lot-et-Garonne) qui accueille journalistes et passionnés d’information jusqu’au dimanche 16 juillet.

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Comment faire face au phénomène de l’« info-anxiété », ce mal-être d’un nouveau genre ressenti par de nombreux Français ? Dans une étude publiée par la Fondation Jean-Jaurès, en septembre 2022, 53 % des personnes interrogées déclaraient souffrir de « fatigue informationnelle ». Surcharge émotionnelle liée à des informations anxiogènes, actualité déprimante qui peut parfois tourner en boucle sur les chaînes d’information en continu… Au point où certains Français finissent par créer des stratégies d’évitement.

Aux côtés de la Québécoise Luce Julien, directrice générale de l’information de Radio-Canada et de Mariam Pirzadeh, journaliste à France 24, Fabien Namias, directeur général adjoint de la chaîne LCI, est interpellé sur la responsabilité des chaînes d’information en continu, souvent critiquées pour être génératrices d’angoisse pour les téléspectateurs. « Il ne faut pas s’interdire d’aborder le désordre environnemental, le climat social ou les violences urbaines parce que c’est anxiogène, mais il faut garder le pouvoir de hiérarchiser, accepter de ne pas tout montrer », pense M. Namias, qui se dit « très attaché au temps long ».

Aléas du direct

« Sur LCI, on assume de creuser le sujet de la guerre en Ukraine, d’apporter de l’expertise, de la profondeur et de la nuance. C’est un début de réponse à l’anxiété », argue Fabien Namias. C’est également un choix éditorial payant car la couverture du conflit a fait grimper l’audience de sa chaîne, qui a culminé à 2,4 % au mois de mai, dépassant ainsi de 0,2 point sa rivale CNews (2,2 %), même si elle reste derrière BFM-TV (3,1 %). « En passant d’un sujet à un autre, on dévalue les différents sujets », estime l’une des festivalières.

Comment gérer, en tant que journaliste, un événement qui surgit en direct sans apporter encore davantage d’anxiété aux téléspectateurs ? La nécessité de garder son calme est primordiale pour Mariam Pirzadeh, de France 24, qui travaillait le soir de l’assaut du Capitole à Washington. « Au moment où la démocratie vacille aux Etats-Unis, on doit raconter l’information alors qu’on peine à comprendre ce qui se passe pendant plusieurs heures », dit-elle.

Luce Julien, qui a dirigé pendant cinq ans la chaîne publique canadienne d’information en continu Ici RDI (Le Réseau de l’information), estime qu’il faut être le plus transparents possible, particulièrement dans ces moments d’actualité fluctuants. « Il ne faut pas hésiter à dire simplement au public qu’on va se tenir à ce qu’on sait au moment T », assume Mme Julien, qui tient à éviter toute spéculation. « Les questions éthiques sont désormais très intégrées dans les rédactions, bien plus qu’il y a dix ans », assure-t-elle, alors qu’une averse tombe sur Couthures et provoque une coupure de la sono. « Les aléas du direct », rebondit Simon Roger, avant d’apprendre à manier un mégaphone dans l’hilarité générale, alors que la pluie s’arrête.

« Course à l’audience »

Le temps de rappeler qu’il y a dix ans, seuls 17 % des Français avaient un smartphone, tandis qu’ils sont aujourd’hui 84 %, selon l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Ce bouleversement des usages a tout changé pour le rôle des chaînes d’informations, selon les différents intervenants. « Aujourd’hui, on doit être un complément », juge Fabien Namias, de LCI. « On s’est déjà posé la question du maintien de notre chaîne d’information, mais malgré les critiques, dès qu’il y a un événement, l’impact de la télévision reste extrêmement important », explique Luce Julien, parlant « de pics d’audience » pendant ces séquences.

Dans l’auditoire, la question de la responsabilité des images diffusées en boucle sur les chaînes en continu revient, en donnant pour dernier exemple la vidéo du contrôle policier qui a mené à la mort de Nahel M. à Nanterre, le 27 juin, et les violences urbaines qui ont suivi. « Je préfère un arrêt sur image pour rester neutre plutôt que diffuser la vidéo en boucle et en plein écran », défend M. Namias. « Vous le faites pourtant, c’est fatigant ! », entend-on fuser dans le public. « Quelle place vous accordez à l’information positive ? On ne la voit pas et on se demande si vous n’êtes pas dans une course à l’audience, à la recherche du buzz permanent », tance une autre festivalière très applaudie pour son intervention.

Ralentir le rythme

« L’audience n’est pas un gros mot, car elle nous permet de gagner de l’argent et de financer notre journalisme », répond Fabien Namias en dénonçant « le commerce de la peur « de certains médias, sans nommer pour autant la chaîne concurrente réactionnaire CNews, contrôlée par l’homme d’affaires Vincent Bolloré. « On essaie de montrer des images plus légères de fin de journal, mais il faut parler de ce qui se passe, même quand l’actualité n’est pas joyeuse », ajoute Mariam Pirzadeh. « On doit peut-être davantage trouver un peu de lumière dans les thèmes les plus sombres », conclut le directeur général adjoint de la chaîne LCI.

Pour échapper à l’urgence du direct, certains imaginent de nouveaux types de récits et prennent le parti de ralentir le rythme de l’information. Après la « slow food », voici les « slow news », comprendre le traitement journalistique sur le temps long. A l’image de ce que font David Servenay, directeur des rédactions des revues XXI et 6Mois, ou encore la journaliste britannique Basia Cummings, éditrice du média d’investigation anglais Tortoise, fondé en 2019.

« Avec notre journalisme, on espère traiter les causes profondes de malaises dans la société et pas simplement les symptômes », imagine cette dernière. Un besoin partagé par le journaliste du Guardian, Jon Henley, qui a organisé les débats sur l’« info-anxiété » avec Camille Hurcy, étudiante à l’Institut de Journalisme de Bordeaux-Aquitaine (IJBA) et Simon Roger. « Le rôle fondamental du journalisme est de permettre aux citoyens d’avoir le regard le plus éclairé possible », estime M. Henley. « On veut simplement donner à nos lecteurs le pouvoir d’agir sur la réalité qui les entoure, des clefs pour se réapproprier leurs vies dans un monde anxiogène », promet de son côté M. Servenay.

Source: Le Monde