Robert Oppenheimer: le génie victime de la chasse aux sorcières

July 16, 2023
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J. Robert Oppenheimer ne pouvait pas ne pas enfanter la bombe atomique.

C'est la conclusion que l'on ne peut que retirer de la lecture de sa biographie, Robert Oppenheimer, triomphe et tragédie d'un génie, dont la traduction française (par Peggy Sastre) est disponible depuis le 15 juin dernier, et ayant servi d'inspiration au film de Christopher Nolan qui sortira sur les écrans français le 19 juillet.

J. Robert Oppenheimer, surnommé «Oppie», était un homme brillant et hors du commun, de ceux qui ne peuvent pas reculer devant la faisabilité d'une expérience, aussi dévastatrice et immorale s'avérât-elle. Et comment qualifier autrement l'invention d'une bombe susceptible de procéder à l'assassinat scientifiquement planifié de centaines de milliers d'innocents?

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Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'il fut devenu clair que la bombe atomique était réalisable, ni le gouvernement américain, ni Oppenheimer lui-même ne doutèrent un instant qu'il était nécessaire de la fabriquer. C'était une question de temps: si l'Amérique ne le faisait pas, l'Allemagne nazie était, elle, susceptible de le faire. «Et si les nazis y arrivent en premier?» répondait Oppie à ses étudiants embarqués dans le projet à Berkeley, qui lui faisaient part de leurs doutes devant la létalité du projet.

L'idée d'une bombe atomique entre les mains de Hitler était à elle seule une justification morale suffisante pour assigner au théoricien scientifique le plus génial du moment (toute déférence gardée envers son ami Einstein) la tâche de la mettre au point le plus vite possible.

En septembre 1942, il est évident qu'Oppie est le mieux placé (le seul?) pour diriger un laboratoire d'armement secret visant à mettre en œuvre la bombe A; mais l'armée rechigne à lui délivrer une habilitation de sécurité car, péché mortel, il a des accointances communistes. Son frère Frank, sa femme Kittie, son ami Haakon Chevalier et bien d'autres appartiennent ou ont appartenu au Parti communiste américain, et Oppenheimer, s'il a toujours nié y avoir eu sa carte, s'est considéré un moment comme un compagnon de route des communistes et a aidé financièrement les rouges à combattre les franquistes pendant la guerre civile espagnole.

Edgar Hoover, chef du FBI de triste mémoire, est convaincu que le savant est potentiellement un traître.

Il est espionné par le FBI; au sein des services secrets, la méfiance règne. Oppie finira par obtenir l'habilitation en juillet 1943, et c'est une ville entière qui jaillira des sables du désert de Los Alamos pour la mise en œuvre du projet Manhattan. Des centaines de scientifiques et leurs familles y vivront pendant deux ans, avec pour mot d'ordre de fabriquer une arme susceptible de détruire des centaines de milliers d'humains, le tout sous la férule de Robert Oppenheimer.

Lorsque le test, nom de code Trinity, fut réalisé le 16 juillet 1945 au Nouveau-Mexique, on entendit Oppenheimer murmurer: «Seigneur que ces affaires sont rudes pour le cœur.»

Dans la ligne de mire

On sait l'usage qui fut fait de l'arme atomique. 6 août 1945: Hiroshima, autour de 250.000 morts, dont 75.000 sur le coup; la ville est instantanément rasée. 9 août 1945: Nagasaki, entre 60.000 et 80.000 morts.

Ce qu'Oppenheimer ignorait au moment du largage de ces bombes, c'était que les Japonais «cherchaient la paix» et que la guerre aurait très bien pu se terminer sans ce déluge de feu et de sang. «Après la guerre, il jugera avoir été trompé et fera de cette conviction un pense-bête pour ne jamais oublier (...) de se montrer sceptique face aux allégations des hommes de l'État.»

Après la guerre, Oppie se prononce pour l'interdiction des armes atomiques; Truman aussi. Mais là où les opinions des deux hommes divergent, c'est au niveau du partage des connaissances de l'atome. Le président américain considère le secret comme une «charge sacrée»; Oppie, quant à lui, a toujours été pour le partage des secrets de fabrication, notamment pendant la guerre, avec les Soviétiques –alors des alliés– de façon à neutraliser son potentiel en s'assurant que chaque camp la posséderait.

J. Robert Oppenheimer à Oak Ridge, ville créée spécifiquement pour le projet Manhattan, vers février 1946. | Ed Westcott (U.S. Government photographer) via Wikimedia

Lorsqu'il est question de mettre au point une bombe encore plus mortelle que la bombe atomique, une «Superbombe» capable plus seulement d'effacer une ville de la carte mais de pratiquer un véritable génocide, Oppenheimer ne veut plus jouer. L'élaboration de la bombe A se justifiait à ses yeux pendant le conflit mondial; en temps de paix, elle n'a plus de raison d'être. La bombe H se fera sans lui. Mais elle se fera.

Très vite, le héros devient une cible. Edgar Hoover, chef du FBI de triste mémoire, est convaincu que le savant est potentiellement un traître et qu'il peut faire défection à tout moment au profit de l'URSS. Oppie, devenu président du comité consultatif général de la Commission de l'énergie atomique des États-Unis (AEC), toujours partisan de l'internationalisation des secrets atomiques, est aussi dans le collimateur du président de l'AEC, Lewis Strauss, qui milite pour le secret de l'arme nucléaire, ainsi que d'Edward Teller, physicien partisan de la Superbombe qu'Oppenheimer a ouvertement critiquée.

Audition

Au cœur de la plus grande période de paranoïa américaine, Oppie va alors devoir se soumettre à une «audition» extra-judiciaire, qui durera quatre semaines, et durant laquelle lui seront opposées des transcriptions de certaines de ses conversations espionnées par le FBI, qui l'a toujours mis sur écoute, et dont l'accès sera refusé à sa défense.

La principale charge utilisée contre lui sera un mensonge qu'il a proféré pour protéger son ami Chevalier, qui l'avait approché en 1943 pour lui demander d'envisager de communiquer des secrets à l'Union soviétique. Oppenheimer avait refusé catégoriquement, mais avait plus tard modifié l'anecdote pour tenter de ne pas accabler Chevalier.

Quelle ironie pour un homme dont le pacte faustien a consisté à vendre son âme en échange de la sécurité de son pays.

Ses amitiés lui seront jetées au visage; sa liaison avec une ancienne amante communiste également. Pendant l'audition, il est encore et toujours mis sur écoute, ce qui permet à Strauss d'anticiper sa défense et d'avoir toujours une longueur d'avance. Le président Eisenhower comprend très bien que les accusations portées contre le savant sont sans doute calomnieuses, mais en pleine furie maccarthyste, il ne veut pas prendre le risque d'avoir l'air de protéger un homme qui représente peut-être une menace pour la sécurité de l'Amérique.

À l'issue d'une audition qui a tout d'un procès d'inquisition, Robert Oppenheimer se voit retirer son habilitation de sécurité le 23 mai 1954. Quelle ironie pour un homme dont le pacte faustien a consisté à vendre son âme, qui pèse plusieurs centaines de milliers de morts, en échange de la sécurité de son pays.

Un nom de plus sur la liste

La chasse aux sorcières dont Oppenheimer a été une des innombrables victimes s'inscrit dans une tradition américaine née avant même que le pays ait un nom. Les premiers colons américains, les pères fondateurs dont une partie étaient arrivés sur le Mayflower en 1620, étaient des dissidents religieux qui trouvaient, dans les grandes lignes, que le protestantisme tel qu'il était pratiqué en Europe était vraiment trop fantaisiste.

Les puritains étaient au moins aussi intolérants que les protestants persécuteurs qu'ils avaient fui, et lors de la fameuse chasse aux sorcières de Salem à la fin du XVIIe siècle, rien moins que 200 personnes furent accusées de sorcellerie, 30 déclarées coupables, et 19 pendues (sans compter un homme mort par écrasement et cinq décédés en prison).

L'acharnement dont il fut victime ne dut rien à sa responsabilité et tout à l'idéologie d'hommes obsédés par la vengeance.

Le principe de la chasse aux sorcières de l'époque, héritage du Moyen Âge européen, était de juger des personnes encombrantes (souvent des femmes, très souvent célibataires, sans enfants ou marginales) dont il était tacitement convenu qu'elles étaient coupables dès le début du procès.

L'audition d'Oppenheimer, qui n'avait aucun caractère judiciaire, s'inscrivait dans le même esprit: celui du procès d'intention orchestré par des personnes en position dominante, à l'intérieur d'une institution, à l'encontre d'un membre considéré comme gênant et à qui on ne donne pas de moyens équitables de se défendre.

Contrairement à nombre de «sorcières» jugées avant lui, Oppie ne joua pas sa vie et il fut réhabilité en 1963; il fut même récompensé par John F. Kennedy (dans les faits par Johnson, pour cause d'assassinat). Mais ce jugement inique pèsera sur lui jusqu'à la fin de sa vie, et Oppenheimer sera écarté définitivement de tout emploi au sein du gouvernement fédéral.

Bouc émissaire

Quel que soit le jugement que l'on porte sur le père de la création de l'arme la plus terrifiante du XXe siècle, l'acharnement dont il fut victime ne dut rien à sa responsabilité et tout à l'idéologie d'hommes obsédés par la vengeance et en prise à une paranoïa collective qui fit de gros dégâts dans la société américaine victime du maccarthysme –dans ce cas particulier, avec la circonstance aggravante du contournement de la justice.

«Les accusations de l'AEC ne constituent pas une inculpation précise et ciblée, susceptible de conduire à une condamnation devant un tribunal. Il s'agit plutôt d'une condamnation politique, et Oppenheimer sera jugé par une commission de sécurité de l'AE nommée par son président, Lewis L. Strauss.»

Les tribunaux officieux, qui se mettent en place au sein d'organismes et décident en interne de salir la réputation d'un élément gênant, de semer le doute sur l'intégrité d'un homme sans trace de preuve, sont un des meilleurs moyens d'empoisonner la vie publique et de semer des graines qui jamais ne disparaissent tout à fait.

On retrouve le même mécanisme dans nos chasses aux sorcières actuelles, qui consistent à lancer une rumeur sur une personne ou un groupe de personnes, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, en sachant pertinemment que même sans preuve et surtout, sans procès, il en restera toujours quelque chose.

Source: Slate.fr