Paul Berman : " Le plus grand conflit en Europe depuis la seconde guerre mondiale se révèle être une guerre kundérienne "

July 19, 2023
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Aux Etats-Unis, l’une des principales réactions à la mort de Milan Kundera a été de lui rendre un hommage respectueux, mais légèrement condescendant, tout en le prenant un peu de haut comme un homme du passé. Cette attitude s’explique par le fait que l’anticommunisme de la guerre froide remonte maintenant à longtemps et que des problèmes plus récents sont apparus, en même temps que de nouveaux codes moraux, en particulier en Amérique, qui ont relégué à une époque dépassée la représentation des femmes et de la sexualité que l’on trouve chez Kundera. Par ailleurs, son style philosophique cérébral ne fait pas l’unanimité. Cependant, je ne comprends pas vraiment cette réponse à sa disparition. A mes yeux, il devrait être évident que Kundera était un homme de notre époque, et même un visionnaire. Chaque jour, les nouvelles d’Ukraine en apportent la preuve – même s’il faut rappeler sa vision du monde pour s’en apercevoir.

Son thème central a toujours été le conflit entre la vie et le mensonge. Il le traitait avec une certaine dose d’humour, car l’humour possède cette qualité étrangement tragique de résister au mensonge. En y intégrant aussi du sexe qui, par son intensité dans certaines œuvres, prend une dimension proche de la rébellion. A travers ses personnages évoluant dans Prague en quête d’aventures érotiques, en rendant leur jouissance crédible, il pouvait montrer que l’autorité n’était pas crédible. Sa vision opposant la vie au mensonge se prêtait également à une interprétation géopolitique.

L’idée qui prédominait pendant la guerre froide était que, au sein de l’Europe, les nations du bloc de l’Est partageaient une « âme slave », qui les distinguait de l’Occident et conférait à ce bloc une cohérence culturelle et une certaine légitimité. Pourtant, en 1983, au plus fort de la guerre froide, Kundera a publié dans la revue Le Débat un article intitulé « Un Occident kidnappé. Ou la tragédie de l’Europe centrale », qui a fait sensation dans beaucoup de pays (dont les Etats-Unis évidemment), où il expliquait qu’au contraire l’« âme slave » était un mythe, c’est-à-dire un mensonge. Il existe des langues slaves, mais la division ancienne et profonde qui a marqué l’Europe provenait, en réalité, non pas des groupes linguistiques, mais des différences théologiques entre l’Empire romain et l’Empire byzantin. Et cette division a poussé les diverses petites nations situées immédiatement à l’ouest de la Russie vers la civilisation de l’Europe de l’Ouest, et non vers l’Est.

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Source: Le Monde