Juba, ancienne capitale ennemie, devenue refuge pour des milliers de Soudanais fuyant la guerre

July 19, 2023
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Al-Hadi Hussein Ibrahim (à gauche), décorateur d’intérieur soudanais réfugié à Juba, et son ami Mohamed Abdullah Mohamed, un Soudanais installé à Juba depuis 2010, le 15 juillet 2023. FLORENCE MIETTAUX

A la terrasse d’un café de Juba, Al-Hadi Hussein Ibrahim, décorateur d’intérieur soudanais, tourne de ses mains fines les pages de son « book ». Stands d’exposition aux courbes dynamiques, mobilier de studio de télévision, appartements témoins… Les images de ses réalisations passées, c’est à peu près tout ce qui reste de son entreprise, Khartoum Advertising, dont l’atelier a été « entièrement brûlé » dans les combats qui font rage depuis mi-avril entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR). « Nous étions parmi les deux ou trois compagnies les plus célèbres dans ce domaine au Soudan », affirme cet homme frêle de 43 ans au regard vif, qui dit avoir perdu environ 140 000 dollars (soit 125 000 euros) entre ses équipements détruits et les défauts de paiement causés par la guerre.

Aujourd’hui en exil, comme plus de 550 000 Soudanais majoritairement partis vers l’Egypte et le Tchad, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Al-Hadi Hussein Ibrahim fait partie des 11 685 personnes ayant opté pour le Soudan du Sud. C’est à Juba qu’il tente de se relancer. Le pari n’est pas complètement fou, malgré l’instabilité du pays. Les élites soudanaises, quel que soit leur camp, ont ici des réseaux politiques et économiques. Les opportunités financières sont une évidence dans cette capitale en effervescence. Les secteurs de l’immobilier et des industries extractives sont en expansion et la forte présence de l’ONU est source de contrats.

Reste que pour les Soudanais ayant fui Khartoum et espérant reprendre leurs affaires à Juba, « ceux qui arrivent sans affiliation ont besoin de beaucoup de temps pour y parvenir car l’accès au marché n’est pas libre », prévient Edmond Yakani, directeur de l’ONG Community Empowerment for Progress Organization (CEPO), soucieux de défendre « les droits économiques » des Soudanais en exil.

Repartir de zéro

Al-Hadi Hussein Ibrahim a débarqué à Juba le 27 juin, « sans un sou en poche ». Recueilli par Mohamed Abdullah Mohamed, un ami installé ici depuis 2010, celui qui découvre encore la ville se veut optimiste : « Je ne sais pas si je vais parvenir à quelque chose, mais il y a tellement de constructions en cours à Juba… Il suffirait d’une seule opportunité, un seul job, pour montrer ce que je sais faire et redémarrer. »

Reconstituer un capital parti en fumée, c’est aussi ce que souhaite Alnazir Abdurahman Adam, 37 ans, dont l’atelier d’impression et le magasin d’artisanat à Khartoum ont été entièrement détruits dans la guerre. Ses pertes sont estimées à 80 000 dollars. « Ça va être très difficile de revenir à ce niveau », confie-t-il, accompagné de son ami et partenaire d’affaires Aquila John, un Sud-Soudanais de 40 ans qui l’héberge depuis son arrivée, le 27 mai. Ensemble, ils importent des denrées alimentaires du Kenya et les acheminent jusqu’à la frontière avec le Darfour, tout en répondant à des appels d’offres d’organisations humanitaires et du secteur pétrolier.

Entre eux, l’amitié n’a pas été ébranlée par la séparation du Soudan du Sud de son voisin du nord, en 2011, après des décennies de guerre fratricide. Alnazir Abdurahman Adam a d’ailleurs étudié et travaillé à Juba après l’indépendance. Puis en 2016, les combats qui ont ravagé la capitale l’ont forcé à retourner à Khartoum. « J’avais alors recommencé à zéro et maintenant, je refais la même chose ici ! » reconnaît-il, guettant son téléphone alors que sa femme et leur premier enfant, né pendant le conflit, sont dans l’avion pour le rejoindre.

Flambée des loyers

Etre hébergé par un proche est une chance pour lui, alors que le prix des loyers flambe à Juba. Les arrivées massives de Soudanais et de Sud-Soudanais de Khartoum ont créé une pénurie de logements, selon Ngor Olingo, fondateur d’Asunta Property, un service d’immobilier en ligne. Les loyers sont, selon lui, passés « de 1 000 à 1 500 dollars mensuels pour une maison de quatre chambres », et même jusqu’à « 4 000 dollars par mois pour des appartements de deux pièces » dans le quartier de Tongping.

Employé d’une grande organisation internationale, Mohamed, un Soudanais de 40 ans qui souhaite conserver l’anonymat, a ainsi loué à son arrivée à Juba un appartement pour la copieuse somme de 2 000 dollars par mois. Aujourd’hui, il avoue ne pas pouvoir rester à ce prix et songe à déménager à Kampala, en Ouganda, ou à Nairobi, au Kenya. Enchaînant les cigarettes sur sa terrasse surplombée par les grues et les immeubles en construction, il tente de s’imaginer un avenir. « Je pensais partir pour seulement une semaine », dit-il, conscient que l’exil sera bien plus long.

« Cette guerre, ça va prendre dix ans pour en sortir », estime Salah Hassan Juma, un journaliste de 46 ans venu à Juba pour tenter de retrouver un emploi et soutenir financièrement sa famille coincée à Wadi Halfa, à la frontière égyptienne. Hébergé chez son neveu, qui possède un magasin de fournitures de bureau, il n’est pas dépaysé : « La nourriture, la culture… je me sens comme chez moi ici ! » Son arrivée au Soudan du Sud est aussi pour lui l’occasion de remettre en cause le « lavage de cerveau » qu’il estime avoir subi dans sa jeunesse, lorsque le régime islamiste de Khartoum était en guerre, de 1983 à 2005, contre les rebelles sud-soudanais emmenés par John Garang.

Comme ce dernier, décédé en 2005, Salah Hassan Juma et ses frères d’exil attendent encore de voir naître ce « nouveau Soudan » qu’ils appellent de leurs vœux.

Source: Le Monde