“Nous ne sommes pas des cracheurs de feu” : alors que des festivals sont annulés, les troupes des arts de la rue souffrent de la crise

July 22, 2023
393 views

L’été est la saison des arts de la rue, mais avec des festivals annulés, amputés d’une partie de leur programmation, des compagnies décommandées, le secteur traverse une grave crise.

Sur le parking de l’hôpital William Morey, un mât chinois, deux acrobates et une bouteille d’oxygène. Au festival Chalon dans la rue, Jesse Huygh, atteint de mucoviscidose, et Rocio Garrote, sa partenaire, suspendus à deux mètres au-dessus du sol, invitent le public à se dépasser. Depuis mercredi 19 juillet, 165 compagnies transforment l’espace public chalonnais en scène artistique.

Le centre-ville est bloqué, on déambule à pied au rythme des fanfares. "Il y a une effervescence, décrit Nathalie Cixous, directrice du festival. Il ne s'agit pas juste de se réunir autour de spectacles. On se fédère autour de propositions poétiques, engagées. Le collectif Méandre parle de révolte populaire. La compagnie Oposito chante et danse sur la pluralité de nos cultures. Fearless Rabbits évoque la résilience et la reconstruction après les attentats. Kazyadance raconte ce que signifie vivre à Mayotte aujourd’hui..."

Compagnie La Migration présente "Women weave the land", Chalon dans la rue 2023. (Thomas Lamy)

Un été en forme de "Bérézina"

Mais cet été, Chalon fait figure d’exception. Le secteur des arts de la rue traverse une crise profonde. "On s’attendait à une situation un peu difficile après le Covid, mais pas à ce point-là", confie David Cherpin, trésorier à la Fédération nationale des arts de la rue (FNAR). Des festivals sont annulés, amputés d’une partie de leur programmation, des compagnies décommandées. En cause : le désengagement de certaines villes ou partenaires institutionnels. Avec l’inflation, "des communes ont été radicales en annulant tout simplement leur festival, d’autres ont réduit leur budget. Certaines encore ont essayé de trouver des alternatives en faisant des restrictions à la marge. Mais tout cela aura un impact sur les recettes des compagnies, sur la capacité des artistes à garder leur intermittence", poursuit-il. La fédération qualifie la saison estivale de "Bérézina".

>> Voici la carte des festivals d'arts de la rue touchés par la crise cette année <<

Cette année, à Sotteville-lès-Rouen, le festival Viva Cité est amputé de sa soirée du vendredi. La municipalité normande a été obligée de réduire les subventions accordées aux événements culturels afin de sanctuariser, en cette période d'inflation, les aides sociales et la solidarité.

Viva Cité (2023) à l'Atelier 231 (Caroline Bazin)

Or, l'ensemble du secteur artistique est déjà fragile. "Au moment des attentats, nous avons dû faire face à des charges extraordinaires en matière de sécurité, explique Anne Le Goff, directrice du festival Viva Cité et de l'Atelier 231. Il a fallu mettre des barrières anti-voiture-bélier, tout un système de fermeture de voirie, vider les parkings. Une réflexion a été faite pour que les gens se sentent en confiance, car Viva Cité est très familial, on dit que c’est le festival des poussettes." Mais depuis, les dépenses en matière de sécurité n'ont jamais diminué. Puis, le Covid est passé par là. Si Anne Le Goff est confiante face à la capacité d’adaptation des arts de la rue, une inquiétude demeure. "On essaie de tenir les digues en aidant les compagnies, mais l’impact va se sentir en 2024", admet-elle.

>> Découvrez à la fin de l’article, la carte des festivals d'été d’arts de la rue présents en France métropolitaine <<

Pour certains artistes, l’annulation de festivals signifie la perte aux deux tiers de leurs dates de représentation. "C’est assez exceptionnel, il y a eu des déprogrammations alors même que certains contrats étaient déjà négociés et validés", raconte David Cherpin. S’ajoute aussi l'explosion des frais de transport qui oblige les artistes itinérants à réduire toujours plus leurs marges afin de pouvoir se rendre aux événements.

Chalon dans la rue, juillet 2023. (Thomas Lamy)

Une création artistique malmenée

Ces crises se paient au prix d'une baisse des grosses productions. "Il y a encore quelques années, je faisais au sein de mon collectif des spectacles avec 15 artistes, explique Loredana Lanciano, coprésidente de la FNAR. Mais ces grosses créations sont impensables aujourd’hui." Les compagnies tentent de réduire leurs coûts de diffusion afin d'être toujours plus attractives. Et en dépit de tous ces efforts, les portes peuvent rester fermées. "Les remontées de terrains montrent que même des compagnies composées de deux clowns et d’une valise ont du mal à se produire. On peut comprendre que lorsqu’une grosse compagnie arrive avec un spectacle, trois poids lourds, ça soit difficile de l’accueillir. Mais là, ces problèmes de diffusion touchent beaucoup de monde", poursuit-elle.

Si l’État et certains acteurs locaux et régionaux soutiennent la création, peu est fait pour aider, par la suite, à la diffusion des spectacles créés. Nathalie Cixous, directrice du festival Chalon dans la rue, appelle à "un rééquilibrage entre création et diffusion". "Sans cela, on envoie un nombre de spectacles à l’échec. Nous sommes trop souvent dans une logique de remplacement extrêmement rapide des spectacles. Beaucoup d’énergie est dévolue à la création pour un temps d’exploitation parfois très court", déplore-t-elle.

Chalon dans la rue 2023. (Thomas Lamy)

Or, si les compagnies peinent à diffuser leurs spectacles, elles ne peuvent plus s’autoproduire et deviennent donc plus dépendantes des subventions publiques. Elles sont alors contraintes d’adapter leur pratique artistique aux conditions des différents acteurs. David Cherpin résume : "Avant, nous pouvions faire seulement une demande de subvention pour développer nos projets à l’année. Mais maintenant, quasiment toutes les collectivités suppriment ces aides au fonctionnement et nous renvoient à des logiques de projet. On doit s’adapter au développement d’un territoire, d’un parc, à un anniversaire. Il faut pondre des projets tous les mois, répondre à de nouveaux appels d’offres pour continuer à avoir un minimum de revenus."

Dans ce contexte, difficile d’avoir du temps pour faire des créations au long cours. "Nous exigeons que l'on reconnaisse notre secteur comme une part indissociable de la vitalité culturelle française, déclare David Cherpin. Les arts de la rue en France sont reconnus dans le monde entier. Il faut rappeler qu'Aurillac est l'un des plus grands festivals au monde [dans ce secteur]".

Des propositions d'une grande finesse

Les arts de la rue sont le lieu où émergent des propositions artistiques d’une grande finesse. Loin des images d'Epinal, "nous ne sommes pas des cracheurs de feu, certaines créations ont une force incroyable, insiste Anne Le Goff. Et il y a un vrai intérêt à proposer ces créations hors les murs. Il faut éviter que les publics soient coupés de ces événements-là, majoritairement gratuits. Les arts de la rue sont justement à l’endroit où on sort les familles des mondes virtuels qui s’immiscent un peu trop dans le quotidien".

Le collectif du Plateau présente "Or, là...", à Chalon dans la rue 2023. (Thomas Lamy)

Et Loredana Lanciano la rejoint. "On a un problème de visibilité dans les médias, et parfois même avec notre ministère de tutelle [le ministère de la Culture]. Mais certaines municipalités, départements et régions nous connaissent bien. Il y a d’ailleurs tout un tissu de festival qui se développe beaucoup en milieu rural. On joue souvent dans des villages de 1 000 habitants. C'est ça toute la force de ces pratiques artistiques dans l’espace public".

>> Pour cet été 2023, découvrez la carte des festivals d'arts de la rue partout en France métropolitaine <

Source: franceinfo