Hydrogène vert: une bataille franco-allemande acharnée autour du nucléaire
Pour Berlin, contrairement à Paris, l'hydrogène vert est un élément clé de sa stratégie de transition énergétique. Il s'agit même en quelque sorte de la bouée de sauvetage d'une révolution énergétique (Energiewende) qui est un échec cuisant. Plus encore depuis que l'invasion de l'Ukraine par la Russie lui a fermé l'accès au gaz russe bon marché pour pallier les faiblesses des renouvelables, c'est-à-dire leur intermittence, et pour remplacer ses centrales à charbon. L'Allemagne a abandonné le nucléaire et a investi en quinze ans près de 600 milliards d'euros dans les renouvelables et n'a réussi à ramener sa dépendance aux énergies fossiles que de 82 à 76% de sa consommation totale.
La politique énergétique européenne est un éternel recommencement. Celui d'une opposition frontale franco-allemande sur la question du nucléaire , de la façon d'établir le prix de l'électricité en Europe, de la dépendance au gaz russe, de l'avenir des voitures thermiques et… de la définition de l'hydrogène vert. La France veut que l'électricité nucléaire, la plus décarbonée, permette de produire de l'hydrogène dit vert. L'Allemagne ne veut pas de ce qualificatif et que les avantages de financement et d'aides qu'il implique ne concerne que l'hydrogène produit avec de l'électricité renouvelable.
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La relance du nucléaire, une menace pour l'Allemagne
L'électricité nucléaire est perçue à Berlin comme une menace, à la fois pour des raisons idéologiques profondes - l'écologie politique antinucléaire est née outre-Rhin dans les années 1970 avec le soutien alors de l'URSS -, et pour des raisons économiques. Car cela permettrait à certains pays européens, dont la France, d'avoir un réel avantage sur l'Allemagne avec une électricité plus abondante, plus décarbonée, moins coûteuse, et qui n'est pas soumise aux aléas de la météorologie (la présence de vent et de soleil). Cela permet aussi aux pays nucléaires d'avoir de fait un mix électrique beaucoup plus décarboné, l'intermittence des renouvelables ne devant pas être compensée par des centrales thermiques dites pilotables à charbon ou à gaz.
Le conflit est aujourd'hui centré sur l'hydrogène. La France estime qu'une molécule produite avec de l'électricité nucléaire est tout aussi décarbonée que celle fabriquée avec de l'électricité éolienne, solaire ou hydraulique. Paris a réussi à rallier à sa cause neuf pays (Bulgarie, Croatie, Finlande, Hongrie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie) dans le cadre de l'alliance du nucléaire civil. Dans l'autre camp mené par l'Allemagne, on trouve l'Autriche, le Luxembourg, la Belgique, l'Estonie, l'Espagne, le Danemark, l'Irlande, les Pays-Bas, le Portugal et la Lettonie.
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La Commission et le Parlement acquis aux thèses allemandes
Le ministre allemand écologiste de l'Économie et de la Protection du climat, Robert Habeck, est particulièrement explicite. Une relance de l'énergie nucléaire en Europe construite notamment pour produire de l'hydrogène est pour lui une menace pour le développement des renouvelables et le modèle énergétique allemand. Et il a le soutien, tout aussi explicite, de la Commission et d'une majorité au Parlement européen.
La position de la France est donc fragile et Paris ne peut que miser sur les contradictions et les oppositions au sein même de la coalition au pouvoir en Allemagne alliant les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux. Elle s'est donnée pour objectif de doubler la production nationale d'hydrogène de 5 à 10 gigawatts d'ici 2030. La priorité est évidemment donnée à l'hydrogène dit vert, qui sera produit par des électrolyseurs alimentés par de l'électricité renouvelable et importé de pays tiers, comme le Maroc ou le Brésil, avec lesquels l'Allemagne a signé des accords de coopérations.
Sauf que techniquement et économiquement, ses solutions sont un pari risqué et le gouvernement allemand en a conscience. "L'hydrogène d'origine nucléaire ne peut pas être classé comme vert", martèle Till Mansmann, chargé de la stratégie sur l'hydrogène au sein du gouvernement fédéral. Le même reconnaît tout de même: "Nous avons besoin de plus de couleurs d'hydrogène pour notre transition énergétique." Il fait notamment référence à l'hydrogène bleu, produit à partir de gaz naturel ou de charbon mais utilisant des dispositifs de capture du CO 2 .
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Jörg Kukies, bras droit du chancelier Olaf Scholz en charge des questions européennes et financières, a déclaré lui que l'Allemagne était même prête à importer de l'hydrogène français produit à partir de nucléaire et qu'elle ne "s'opposerait pas au nucléaire comme source d'énergie bas-carbone". Le ministre des Finances Christian Lindner et la ministre de la Recherche Bettina Stark-Watzinger, tous deux libéraux, estiment eux aussi que toutes les sortes d'hydrogène seront nécessaires, quelle que soit l'origine de l'électricité.
Une banque européenne de l'hydrogène
C'est une première mondiale, l'Union européenne (UE) s'est dotée d'une Banque européenne de l'hydrogène, une structure destinée à financer le développement de l'hydrogène vert. Elle sera opérationnelle d'ici la fin de l'année et a été dotée de 3 milliards d'euros. "La Banque visera à combler le déficit d'investissement actuel dans le développement de l'hydrogène renouvelable et à garantir que l'UE conserve son avance dans cette technologie essentielle", a expliqué le vice-président de la Commission, Frans Timmermans. L'idée est "d'envoyer un signal clair que l'Europe est une région de production d'hydrogène", a-t-il ajouté.
Des enchères pilotes seront lancées dès l'automne, dans le cadre du Fonds européen pour l'innovation, avec un budget dédié de 800 millions d'euros. Les projets sélectionnés recevront une subvention sous la forme d'une prime fixe par kilo d'hydrogène produit sur une période maximale de dix ans. L'objectif est de "combler l'écart de coût" important, de 1 à 3, entre l'hydrogène vert produit à partir d'électricité renouvelable et celui, gris, produit à partir d'énergies fossiles pour "augmenter la prévisibilité des revenus des producteurs" et donc la rentabilité des projets et des investissements.
Par Léon Thau
Source: Challenges