Affaire Cantat : Vingt ans après le meurtre de Marie Trintignant, la lente révolution des médias sur les féminicides
Pour se rendre compte du chemin parcouru, il faut peut-être commencer par jeter un œil au courrier des lecteurs. « Ma plus grande douleur aujourd’hui est de voir Bertrand souffrir ainsi », peut-on lire le 13 août 2003 dans les Inrockuptibles. « Je ne pourrais jamais dire "ce type est une ordure, un salaud" », abonde un autre lecteur. Sur le Monde.fr, l’un des rares journaux à être doté, depuis le début des années 2000, d’un site sur lequel on peut laisser des commentaires, un internaute déplore que « Bertrand Cantat doive porter la croix de tous les hommes qui frappent leurs femmes, sous prétexte qu’il a un nom connu »*. Lorsque ce message est publié, le 25 août, voilà trois semaines que le chanteur de Noir Désir dort en prison, à Vilnius, en Lituanie. Dans la nuit du 26 au 27 juillet, il a roué de coups sa compagne, l’actrice Marie Trintignant. Rapatriée en France dans un état désespéré, elle décède le 1er août.
L'affaire provoque un séisme dans l'opinion. Et si elle se produisait aujourd'hui, elle ferait assurément, comme il y a vingt ans, la une pendant des semaines. Elle contient tous les éléments pour alimenter le feuilleton médiatique : le rockeur archi-populaire, visage du militantisme, qui tue une des actrices les plus connues de sa génération, fille de figures du 7e art. Leur histoire - tout comme leurs vies passées - alimentent la curiosité. Entre Paris, Bordeaux et Vilnius, les journalistes enquêtent, alimentés par des avocats bavards, déçus que la justice lituanienne refuse que le dossier soit plaidé en France. Mais parlerait-on aujourd’hui du meurtre de Marie Trintignant de la même manière ? Ecrirait-on ce qu’on a écrit en 2003 ?
« L’histoire est racontée comme s’ils étaient coresponsables »
A 20 Minutes, comme ailleurs, la réponse est unanime : non, assurément non. De notre côté, par exemple, nous ne titrerions jamais « Procès passionnel » comme nous l’avons fait à la veille de la première audience. « Notre regard sur les violences faites aux femmes a évolué, notamment ces dernières années avec MeToo, précise Floréal Hernandez, rédacteur en chef. Aujourd’hui, c’est une évidence pour nous tous qu’on ne tue pas par amour mais à l’époque, il y avait une méconnaissance sur ce sujet. »
La Une à la veille du procès de Bertrand Cantat - 20 Minutes
En 2003, le terme « violences conjugales » est quasiment absent de tous les articles sur l’affaire. Dans l’Obs, on parle « d’une dispute ayant mal tourné », d’une « violente querelle ». Dans Le Monde, d’une dispute « qui dégénère en bagarre ». Sur France 2, il est question d’un « huis clos tragique » dans lequel « deux vies, deux carrières [ont été] brisées ». « Dans l’immense majorité des articles, le champ lexical est celui de l’amour, pas de la violence, note Anne-Sophie Jahn, auteure d’une récente enquête sur le sujet, Désir Noir. L’histoire est racontée comme s’ils étaient coresponsables : ils ont bu, se sont disputés, elle en est morte. »
Décrédibiliser la victime
Bertrand Cantat est parfois même présenté comme la victime. Une tribune publiée dans Libération par Jacques Lanzmann commence ainsi : « Il y a eu les coups, les coups répétés, assénés. C’est inexcusable, mais c’est explicable. Que s’est-il passé avant les coups ? Sont-ils partis soudainement ? Ou, au contraire, ont-ils été contenus, retenus, jusqu’à l’ultime humiliation ? » L’écrivain n’y va pas par quatre chemins : Marie Trintignant a poussé son meurtrier à bout. « Les mots font plus mal que les coups », insiste-t-il. Dans de nombreux articles, les propos du chanteur décrivant, lors de ses auditions, sa compagne comme « hystérique », sont repris tel quel.
Me Olivier Metzner, qui défend Bertrand Cantat, ne fait d'ailleurs pas mystère de sa stratégie : décrédibiliser la victime. On rappelle à l’envie qu’elle a eu quatre enfants de quatre pères différents, on affirme qu’elle avait des problèmes de drogue… « La défense a réussi ce tour de force de présenter la victime et ses proches comme des gens pas très sympathiques, se remémore un ancien journaliste d'agence de presse. Elle, c’était un peu l’emmerdeuse, sa famille en faisait trop. Lui, au contraire, c’était le pauvre gars qui se retrouvait dans quelque chose de plus grand que lui. » Dans Rock & Folk, le journaliste estime même la peine du clan Cantat supérieure à celle de la famille de la victime. « Que l’image de la famille Cantat, de son ex (la mère de ses enfants…), de son frère, du groupe accouru, font mal… ! Plus encore que celle du clan Trintignant décomposé par la douleur. C’est que la mort est propre au moins. Terrible, mais définitive. »
« On ne connaissait pas grand-chose aux violences conjugales »
L’autopsie est pourtant sans appel : 19 traces de coups ont été relevées sur le visage et le corps de la victime. Surtout, le rapport infirme la version initiale de Bertrand Cantat, selon laquelle Marie Trintignant s’est cogné la tête contre un radiateur après qu’il l’a poussée. Ce sont bien les coups au visage qui ont provoqué l’œdème cérébral à l’origine du décès. « Si cela se passait maintenant, la défense n’emploierait pas cette stratégie. Et si elle le faisait, ça se retournerait contre elle », assure Frédéric Vézard, alors grand reporter au Parisien.
Il a été envoyé à Vilnius peu après les faits, a enquêté de longs mois sur l’affaire, puis a écrit un livre en 2007 sur le sujet, Bertrand Cantat, Marie Trintignant, l’amour à mort. « Aujourd’hui, on serait beaucoup plus critique sur le discours de Cantat : les accusations d’hystérie, la dispute qui dérape…On sait que ce sont des arguments classiques mais à l’époque, on ne connaissait pas grand-chose aux violences conjugales, on ignorait l’ampleur du phénomène et son caractère systémique », précise-t-il.
Marie Trintignant a été tuée par Bertrand Cantat en 2003. - PAULIUS LILEIKIS / LIETUVOS RITAS
Mais ans ces années 2000, la question des violences faites aux femmes n’intéresse pas beaucoup les rédactions. « Il y avait cette idée que ce qui se passe dans la chambre à coucher n’est pas digne d’intérêt », se souvient l’ancien agencier. Tous en sont d’ailleurs convaincus, si l’affaire n’avait pas eu un tel casting, personne n’en aurait jamais entendu parler. « Je ne sais pas si j’ai déjà employé l’expression "crime passionnel" dans un article mais au début de ma carrière, ça se disait et ça ne choquait personne », assure Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro, qui a couvert le procès en 2004. Aujourd’hui, ça ne lui viendrait pas à l’esprit de l’utiliser. « Nous sommes sensibles à l’air du temps, notre regard évolue », poursuit-il. En relisant ses articles, notamment un dans lequel il évoque un chanteur « toujours épris » qui, depuis le box des accusés, réaffirme son amour pour Marie Trintignant, il estime qu’il nuancerait aujourd’hui son propos. « Je rappellerais que tous les hommes violents jurent qu’ils aiment leur victime. Je le sais maintenant ; à l’époque, je l’ignorais. »
« Le discours de Nadine Trintignant trouvait moins d’écho que celui du clan Cantat »
La famille de la victime et leur avocat, Me George Kiejman, ont peiné à faire émerger la thèse d’un homme violent envers les femmes. « Ça paraît assez fou mais à l’époque, le discours de Nadine Trintignant trouvait moins d’écho que celui du clan Cantat », se souvient Frédéric Vézard, qui rappelle que l’enquête menée en France n’a pas permis de mettre en lumière des antécédents de violence. Kristina Rady, l’ancienne compagne de Bertrand Cantat, mère de leurs deux enfants, est probablement sa meilleure alliée. « Au procès, son témoignage était un des moments les plus forts. Elle a beaucoup de charisme et quand elle répète qu’il n’a jamais levé la main sur elle, on la croit, elle paraît très sincère », se souvient Stéphane Durand-Souffland. Au terme d’un procès relativement expéditif et qui ne s’attardera que peu sur le fond de l’affaire, Bertrand Cantat a été condamné à huit ans de prison.
Combien de temps a-t-il fallu pour que Marie Trintignant soit pleinement considérée comme une victime ? Et lui comme un auteur de violences conjugales ? Sa véritable chute est peut-être venue de celle qui l’a protégé bec et ongles, Kristina Rady. En 2010, celle qui est redevenue sa compagne se suicide. Même si l’enquête ne permet pas de faire un lien avec le comportement de Bertrand Cantat, l’opinion ne croit pas aux coïncidences. « Son image est écornée mais ça ne provoque pas un raz-de-marée, il a fait cette même année une tournée à guichets fermés », note Anne-Sophie Jahn. C’est elle qui a exhumé, en 2013, un long message laissé par Kristina Rady sur le répondeur de ses parents. Elle y raconte sans détour les violences dont elle est victime.
Dès lors, les soutiens, même les plus proches, notamment au sein de Noir Désir, se font de plus en plus discrets. Sa volonté de reprendre à tout prix sa carrière divise. En octobre 2017, coïncidence : Bertand Cantat fait la couverture des Inrocks alors que le mouvement MeToo émerge aux Etats-Unis. Cette fois, la une crée une telle polémique que l’hebdomadaire est obligé de présenter ses excuses. C’est peut-être ça aussi, l’affaire Cantat : une affaire de violences conjugales tristement banale qui a permis, au cours de ces vingt dernières années, de prendre le pouls de la société.
* Ces courriers des lecteurs sont extraits du livre d’Anne-Sophie Jahn, « Désir Noir » (Flammarion)
Source: 20 Minutes