Emploi : A L’Escale, le modèle du restaurant routier ouvert 7 jours sur 7 éprouvé par le manque de personnel
De notre envoyé spécial à Déols (Centre-Val-de-Loire),
Lorsqu’on passe sa journée seul dans un camion, on a souvent la langue bien pendue au moment de croiser du monde. C’est donc avec plaisir que les chauffeurs viennent débattre de tout et de rien à l’Escale, restaurant routier aux abords de Châteauroux (Centre-Val-de-Loire). Cette semaine, une conversation revient cependant plus fréquemment que les autres : L’Escale va baisser le rideau quinze jours en août, faute de personnel. Et ça, dans le monde des routiers, des départs en vacances et de la restauration, c’est un évènement.
Pour l’enseigne, cela revient presque à se renier. Le succès du resto routier repose, outre la qualité de ses assiettes et de son service, sur une promesse : accueillir à n’importe quel moment les ventres en peine cherchant du réconfort avant de reprendre la route. En ce sens, L’Escale, plus grand restaurant de ce type en France, est une institution. Il n’y a pas si longtemps, quatre ans à peine, « avant le covid », l’établissement était constamment ouvert, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, se remémorent les habitués et autres nostalgiques de la lasagne à 1h30 du matin.
De 89 employés à 56 en quatre ans
« Avant le covid » est la phrase qu’on entend le plus entre les tables (juste derrière « non merci pour le dessert, juste un café »). En 2021, le restaurant a cessé son offre 24 heures sur 24 pour ouvrir de 5 heures du matin à 23 heures. En octobre 2022, les horaires d’ouverture furent encore compressés, L’Escale a notamment renoncé aux dimanches soirs et à servir des petits-déjeuners dans l’espace restauration. Le directeur de l’établissement, Dominique Thomas, se décrit en « capitaine obligé d’affaler les voiles et voir son navire avancer toujours plus lentement ». En cause : un nombre de matelots fortement réduit. Ils étaient 89 employés avant le premier confinement, ils ne sont désormais que 56.
En cuisine aussi, le nombre de poste a été fortement réduit - JLD/20 Minutes
18 serveurs sont partis - la moitié de l’effectif - et aucune nouvelle recrue à l’horizon. « En une semaine, on n’a pas reçu la moindre candidature », se désespère le patron, prêt à arracher ses cheveux grisonants. Pour rester ouvert tout au long du mois d’août, il aurait fallu sept nouvelles têtes - quatre serveurs et trois cuisiniers. Une utopie. « Déjà qu’on a du mal à en recruter un… », soupire Christophe, l’un des responsables de salle.
« Les gens préfèrent le confort à l’argent »
Pas le choix, il fallait donc réduire la voilure. « On ne veut et on ne peut pas tirer sur la corde des employés restants », admet Dominique Thomas, qui est passé de 1.200 à 600 couverts quotidiens. Lui, travaille tous les jours depuis deux ans pour boucher les trous, mais il sait bien qu’il ne peut en demander autant aux autres, d’autant que de nouvelles pertes d’effectif seraient impossibles à compenser.
Comment expliquer une telle saignée ? A L’Escale, chacun des survivants y va de sa théorie. Pour Franck, l’un des serveurs, « beaucoup ont profité du Covid pour faire des formations ou ont redécouvert la vie de famille ». Christophe, lui, estime que « les gens préfèrent le confort à l’argent. On est bien payé, mais c’est sûr qu’il faut vouloir bosser et mettre la main à la pâte. Si on était si mal traité que ça, vous pensez que je serais là depuis dix-sept ans ? »
« Il n'y a plus le goût de l'effort ou de la collectivité »
Le patron - « monsieur Thomas », comme tout le monde l’appelle ici, pense qu' « il n’y a plus le goût de l’effort ou de la collectivité dans la société actuelle. J’entends que les conditions de travail ne sont pas les plus simples, je comprends même que certains anciens soient partis, mais de là à ne voir personne postuler… »
Dominique Thomas, patron, gestionnaire et homme à tout faire du restaurant L'Escale - JLD/20 Minutes
Salaire minimum pour 39 heures par semaine : 1.800 à 1.900 euros. Le salaire médian est de 1.850 euros net mensuel en France selon l’Insee, et de 1.660 euros à Châteauroux. Interrogé sur une possible augmentation pour compenser les horaires décalés, le gérant contre-attaque : « Avec quelle marge ? Les prix des plats ne peuvent pas augmenter indéfiniment… Les gens veulent que les employés soient mieux payés, mais ne veulent pas payer le service… »
Une crise et des tensions
Le sujet reste plus sensible que la cuisson d’un magret. Depuis la parution d’un article du Parisien sur leur difficulté de recrutement, le restaurant reçoit des tas de messages haineux. « On se fait traiter de parasite… Ça finit par peser sur les équipes », souligne le chef. Les commentaires ont été désactivés sous leurs posts sur les réseaux sociaux, mais reste les commentaires véhéments sur TripAdvisor et Google, contre lesquels ils ne peuvent rien faire… C’est que L’Escale illustre une crise bien plus grande : celle de la restauration. 280.000 postes sont vacants selon Vincent Sitz, président de la commission emploi au sein du Groupement des hôtelleries et restaurations de France, dont 140.000 saisonniers.
A L'Escale, les clients sont toujours fidèles, et ce, dès 11 heures. Mais le personnel, lui, vient à manquer. - JLD/20 Minutes
Dans ces conditions, les horaires ont rapetissé mais le travail a augmenté. « On doit faire plus de tables et on a plus de missions. Mais on s'adapte », souligne une autre serveuse en train de courir. Pas le choix vu la clientèle pressée. « On peut encore manger un bon entrée-plat-dessert en trente minutes, c’est quand même plutôt rare », se satisfait Thierry, chauffeur routier. Toute la panoplie y est : des bras comme des troncs d’arbre, l’amour de son travail, un demi de bière sur sa table et un steak frites dans son assiette … En quatre décennies à sillonner les routes et à se remplir la panse à L’Escale, il le voit bien, les choses changent : « Ce genre de restaurants qui se vident de leurs employés, c’est la fin d’une époque… Bientôt, on aura plus d’endroits où manger bien. »
Thierry, chauffeur quinquagénaire, est un habitué de l'Escale et de son efficacité - JLD/20 Minutes
Oups… A force de parler, le repas aura duré bien plus longtemps que prévu : une heure. Qu'importe. Lui, comme d’autres, s’inquiètent : et si ce n’était que le début de la crise ? L’Escale pourrait bien fermer plus souvent et plus longtemps… Face à la peur du vide et de la perte, ça vaut bien un rab' d’une demi-heure.
Source: 20 Minutes