“O’Brother” : l’“Odyssée” dans l’Amérique des années 1930, façon Coen

July 30, 2023
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“O’Brother”, film musical réjouissant des frères Coen où George Clooney y dort les cheveux dans un filet, et “L’Odyssée” d’Homère écrite au VIIIe siècle av. J.-C. ont plus en commun qu’il n’y paraît ! À (re)voir sur Arte ce soir.

Par Marion Michel Partage

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«Sing in me, Muse, and through tell me the story of that man skilled in all the ways of contending, the wanderer, harried for years on end… » La fine connaisseuse aura reconnu en un seul coup d’œil les premiers vers du poème mythologique d’Homère, L’Odyssée, qui figurent en ouverture d’O’Brother… Une référence assumée d’emblée, que les réalisateurs Joel et Ethan Coen vont réinventer à leur manière – et leur manière, c’est forcément drôle ! Et même s’ils avouent en interview que ni l’un ni l’autre ne l’ont jamais lue – on a comme un doute –, force est de constater que les tribulations de leurs trois pieds nickelés, menés par l’impayable George Clooney dans le Mississippi des années 1930, ont fort à voir avec les aventures de l’illustre héros grec, roi d’Ithaque, écrites au milieu du VIIIe siècle avant J.-C. Le cours de grec ancien remonte à loin ? Petite leçon homérique en compagnie des frères Coen.

C’est l’histoire de trois bagnards qui se font la malle et parcourent les plaines du Sud pour y débusquer un trésor. Rectification : c’est l’histoire d’un bagnard gominé et hâbleur (George Clooney) qui embobine ses deux compagnons de chaînes pas très futés (John Turturro et Tim Blake Nelson) pour se faire la malle et retourner dans son foyer auprès de sa femme. Il s’appelle Ulysses Everett McGill, elle se prénomme Penny. Ulysse, Pénélope. Vous l’avez ? S’il en fallait plus, la route des trois brigands du dimanche croisera aussi celle d’un certain Homer Stokes, candidat pour le poste de gouverneur du Mississippi. Loin d’être un aède, celui-ci harangue la foule avec les arguments du Ku Klux Klan…

Les frères Coen prennent d’autres libertés avec le récit originel : à son retour, Ulysses Everett retrouvera sept bambines à la langue bien pendue au lieu d’un unique fiston obéissant comme l’était Télémaque. Et la Pénélope des années 1930 ne se chauffe pas du même bois que l’antique. Elle n’aura pas patienté vingt ans pour se fiancer à son unique prétendant – une bonne quinzaine dans L’Odyssée –, bien plus « valable » que son escroc de mari.

Clin d’œils homériques

Quand bien même n’ont-ils pas feuilleté les vingt-quatre chants qui composent L’Odyssée, les réalisateurs en connaissent les épreuves essentielles. Celle de la rencontre macabre d’Ulysse et de ses compagnons avec le cyclope Polyphème, fils de Poséidon, dans le chant IX. Après que le cyclope a dévoré des marins, Ulysse, se présentant sous le nom de « Personne », enivre son ennemi et lui perce l’œil dans son sommeil. Et celle non moins célèbre, racontée par Ulysse dans le chant XII, de la rencontre avec les sirènes. Dans L’Odyssée, la magicienne Circé révèle à Ulysse comment se prémunir de leur chant envoûteur et mortel, lui-même renonçant aux boules de cire pour tout entendre des mélopées, solidement attaché au mât du navire.

Mais voilà, dans O’Brother, l’héroïsme est passé de mode. Ulysses, Pete et Delmar cèdent aux chants des trois femmes dans la rivière sans opposer aucune résistance. À leur réveil sur la berge boueuse, Pete a disparu, supposément transformé en crapaud. Et quand les deux compagnons survivants rencontrent, quelques plans après, l’imposant Daniel « Big Dan » Teague – monstrueux John Goodman –, un vendeur de bibles borgne (tiens donc), ils foncent dans le piège aveuglément : le cyclope les assomme après les avoir détroussés. L’Odyssée 2, O’Brother 0.

Canevas lointain ou référence joueuse pour tromper le spectateur, l’épopée antique ne réussit pas au trio. Et les quelques clins d’œil homériques – un buste du poète en arrière-plan, une étrange apparition ramant sur les rails, rappelant le devin Tirésias qui indique au héros grec son chemin du retour… – laissent place à d’autres mythologies, américaines. Notamment la rencontre avec Tommy Johnson, double du guitariste de blues Robert Johnson dont la légende dit qu’il aurait pactisé avec le diable à la croisée des routes dans le Mississippi. Ou encore la cavalcade et le braquage armé aux côtés de George « Baby Face » Nelson, assassin, acolyte de John Dillinger et ennemi public numéro un en 1934. Une véritable Odyssée de l’Amérique des années 1930, en somme.

Source: Télérama.fr