« Une gifle à toutes les grandes joueuses »… La Coupe du monde féminine pourrait-elle ne pas être diffusée en France ?
La spectaculaire demi-finale retour de la Ligue des champions Arsenal-Wolfsburg (2-3) a eu beau combiner lundi 60.063 spectateurs dans un Emirates Stadium à guichets fermés et plus d’1,1 million de vues sur la chaîne gratuite DAZN sur YouTube, le football féminin fait actuellement face à une véritable déconvenue. A deux mois et demi du début de la Coupe du monde en Australie et en Nouvelle-Zélande, l’événement n’a en effet toujours pas trouvé de diffuseurs dans les cinq plus grands pays européens de football, à savoir la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie. Du jamais vu à l’approche d’un tel rendez-vous de sport. Comment en est-on au juste arrivé à pareille impasse entre la Fifa et les principaux groupes de télévision européens ?
« Les ayants droit veulent de l’argent que les télés ne veulent pas donner, résume Pierre Maes, consultant international en droits TV du sport. On sait bien que les droits télé ne sont tirés vers le haut que lorsqu’il y a une concurrence entre les médias pour les acquérir. Ici ce n’est pas le cas, donc ces chiffres restent bas dans ces cinq pays majeurs, qui constituent l’essentiel des revenus mondiaux d’une Coupe du monde de football féminin. » Concrètement, en France, seul le groupe M6 a confirmé mardi à 20 Minutes avoir « formulé une offre cohérente par rapport au marché, qui a été refusée il y a quelques semaines » par la Fifa. TF1, qui avait acquis les droits du Mondial 2019 en France pour environ 19 millions d’euros, tout en sous-licenciant une codiffusion à Canal + pour 8 millions d’euros, serait également sur les rangs.
A seulement deux mois et demi du début de la Coupe du monde féminine en Australie et en Nouvelle-Zélande, les Bleues d'Hervé Renard ne sont pas certaines d'être diffusées sur une télévision française. - J.E.E/SIPA
« Ne pas sous-vendre ce Mondial féminin »
La chaîne cryptée, tout comme BeIN Sports, qui propose cette saison les demi-finales et la finale de la Coupe de France féminine, pourrait aussi être candidate. Aucun groupe n’a en tout cas répondu aux attentes de la Fifa, comme l’a révélé son président Gianni Infantino lundi, à l’occasion de Making trade score for women, une série de tables rondes organisées au siège de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève (Suisse). Dans un message posté sur son compte Instagram, celui-ci a qualifié les offres du « Big five » pour diffuser la compétition de « très décevantes et tout simplement inacceptables ». Avant de se fendre d’un sacré tacle à l’encontre des médias européens :
Les chaînes publiques ont en particulier le devoir de promouvoir le sport féminin et d’investir en sa faveur. Alors que les diffuseurs paient 100 à 200 millions de dollars pour la Coupe du monde masculine, ils n’offrent que 1 à 10 millions de dollars pour la Coupe du monde féminine. C’est une gifle à toutes les grandes joueuses et à toutes les femmes du monde. Pour être très clair, il est de notre obligation morale et légale de ne pas sous-vendre ce Mondial féminin. Les femmes le méritent, c’est aussi simple que cela. »
Après s’être présenté comme « qatari, arabe, africain, homosexuel, handicapé et travailleur migrant » lors du lancement de la Coupe du monde au Qatar en novembre dernier, Gianni Infantino ne nous déçoit évidemment jamais, cette fois dans un rôle de défenseur ultime et désintéressé des femmes. « Le côté philanthrope de la Fifa, ça prête à sourire, glisse anonymement un responsable de média français. Là, on nous parle de tarifs plus élevés que pour la Coupe du monde 2019, ce qui ne correspond pas du tout au marché. Le Mondial 2019 s’accompagnait d’un engouement naturel, comme il était en France et en soirée. Là, les Bleues joueront leurs matchs de poule à 12 heures, et il y aura en plus des rencontres dès 9 heures. On a coutume de ne pas investir dans un programme coûteux le matin. »
Gianni Infantino, ici lors des tables rondes Making trade score for women organisées au siège de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), lundi à Genève (Suisse). - Fabrice COFFRINI / AFP
« Un bluff de négociations extrêmement basique »
Le frein majeur à l’enthousiasme des chaînes européennes pour ce Mondial féminin se situe dans cette organisation en Australie et en Nouvelle-Zélande impliquant un énorme décalage horaire (+ 10 heures). Et ce qui plus est à une période bien plus avancée dans l’été, du 20 juillet au 20 août 2023, alors que la compétition se déroulait du 7 juin au 7 juillet 2019 en France. « Gianni Infantino court après son erreur de faire jouer cette Coupe du monde dans l’autre hémisphère, note Pierre Maes. Ça amène des horaires absolument catastrophiques, ce qui est une solide raison pour que les télés n’augmentent pas leurs offres. Il y a beaucoup de chances qu’on soit loin du niveau des très bonnes audiences de 2019, qui avaient surpris tout le monde. Pour une fois, une chaîne comme TF1 avait même gagné de l’argent avec un événement sportif. »
Quatre ans après l’édition la plus regardée de l’histoire, avec plus d’1 milliard de téléspectateurs dans le monde entier, et des pointes à quasiment 12 millions en France lors du 8e de finale contre le Brésil et du quart face aux Américaines, le Mondial de football féminin pourrait-il sérieusement ne pas être diffusé dans l’Hexagone cet été ? C’est en tout cas une hypothèse que n’exclut pas Gianni Infantino : « Si les offres continuent à ne pas être équitables pour les femmes et le football féminin, nous serons contraints de ne pas diffuser cette Coupe du monde dans les pays européens du "Big 5" ». Pierre Maes ne croit pas du tout à cette issue :
C’est un bluff de négociations de droits TV extrêmement basique. Il y a 0,1 % de chances que ça arrive. Les diffuseurs ne se font pas impressionner. Ils sont seuls et ils sont sur du velours pour ce bras de fer. Le rapport de force n’est pas du tout à l’avantage de la Fifa. »
Un « prize money » triplé par la Fifa
L’auteur l’an passé de La Ruine du foot français cite ainsi le récent exemple de la Coupe de France masculine, dont l’attribution des droits très tardive à BeIN Sports s’est faite à un montant qui a « sévèrement chuté ». « C’est à la Fifa de se poser des questions, quand on voit que sans se concerter, les chaînes de cinq grands pays européens ont fait des propositions loin de ses attentes… », complète notre interlocuteur dans un média télévisuel. « Infantino explique qu’en plus, la Fifa a déjà triplé le prize money de cette Coupe du monde féminine (138 M€), sans avoir l’argent des diffuseurs, ce qui est une autre erreur, estime Pierre Maes. Il y a quand même une différence de près de 100 millions d’euros par rapport à 2019 à trouver, et donc 20 millions de droits TV à obtenir auprès de chaque membre du "Big five" européen, voici le business plan d’Infantino. »
Des montants très loin des 8,1 millions d’euros par an (jusqu’en 2024) investis par la chaîne Sky pour retransmettre le championnat anglais, et les 7,2 millions que verse chaque saison la plateforme de streaming DAZN à l’UEFA (jusqu’en 2025) pour diffuser la Ligue des champions sur YouTube. Même l’effet Hervé Renard, qui a contribué à atteindre le mois dernier une audience record pour un match amical des Bleues contre le Canada (1,4 million de téléspectateurs sur W9), ne devrait pas permettre au « justicier » italo-suisse d’obtenir gain de cause. On ne peut que vous conseiller de préparer votre pop-corn matinal pour le discours d’ouverture de Gianni Infantino, le 19 juillet à Sydney.
Source: 20 Minutes