L’AR-15, arme préférée des tueurs de masse américains qui divise les Etats-Unis

May 09, 2023
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Des AR-15 exposés dans une armurerie d’Orem, dans l’Utah, le 15 février 2018. GEORGE FREY / AFP

C’est l’arme privilégiée des « tueurs de masse ». L’AR-15, fusil semi-automatique de petit calibre utilisé par l’auteur des tirs qui ont fait huit morts et sept blessés, samedi 6 mai, dans un mall d’Allen, près de Dallas (Texas), est devenu au cours des deux dernières décennies le « produit-phare » des armureries américaines. Mais aussi la cible des partisans d’une réglementation plus stricte de la législation américaine ainsi que l’emblème des défenseurs du deuxième amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui garantit le droit « à posséder une arme (…) et à l’utiliser dans un but légal, tel que l’autodéfense à domicile ».

Sa silhouette, reconnaissable entre toutes avec son chargeur incurvé vers l’avant, s’affiche sur des tee-shirts. Des élus conservateurs l’arborent sous forme de pin’s au revers de leur veste. Barry Moore, député républicain de l’Alabama, a même présenté en février une proposition de loi pour l’ériger au rang de « fusil national », alors qu’il a été employé dans dix des 17 fusillades les plus meurtrières commises aux Etats-Unis depuis 2012.

L'AR-15 impliqué dans 10 des 17 plus grandes "tueries de masse" commises depuis 2012 aux Etats-Unis

Comment cette arme de guerre, que les industriels du secteur jugeaient invendable au détail, est-elle devenue un produit grand public écoulé à 20 millions d’exemplaires ? Grâce à un renversement spectaculaire de la stratégie commerciale des grands groupes spécialistes de l’armement, répond le Washington Post, qui a publié en mars un long dossier sur le sujet.

Tout a commencé en 2004, à l’expiration du Federal Assault Weapons Ban. Faute de consensus au Congrès et après une intense campagne de la National Rifle Association (NRA), le puissant lobby des armes, le texte qui interdisait depuis 1994 la vente de dix-huit fusils semi-automatiques est alors passé à la trappe.

Publicité accidentelle

Bien que l’AR-15 ne soit pas plus adapté à la chasse qu’à l’autodéfense, quelques fabricants ont alors vu en lui un moyen de relancer des ventes qui stagnaient depuis plusieurs années. L’idée était de s’appuyer sur l’image des héros nationaux envoyés en Afghanistan pour mettre fin au règne des talibans après les attentats du 11-Septembre, puis à celui de Saddam Hussein en Irak en 2003. « Il n’y a jamais eu de meilleure campagne publicitaire opportuniste », observe Doug Painter, ancien président de la National Shooting Sports Foundation, dans les colonnes du Washington Post.

Conçu dans les années 1950 pour répondre aux attentes de l’armée américaine, qui souhaitait doter ses hommes d’une arme légère comparable à l’AK-47 (kalachnikov), l’Armalite Rifle Model 15 tire des balles d’un calibre très inférieur à la plupart des autres fusils militaires de l’époque, mais les propulse à une vitesse telle qu’une seule suffit à pulvériser un fémur, un cœur ou un foie. A sa sortie, la balle, dont la trajectoire devient erratique après l’impact, peut laisser une plaie béante de la taille d’une orange.

Pour le Pentagone, il s’agit d’une arme « exceptionnelle dotée d’une létalité phénoménale », mais c’est pour sa légèreté et son ergonomie que les GI l’ont plébiscitée au Vietnam, où elle est entrée en service. Rebaptisé M16 dans sa version militaire, le fusil est donc devenu trois décennies plus tard l’un des symboles de la « guerre contre le terrorisme » et, du même coup, un formidable objet de convoitise.

Le brevet de la « version civile », détenu par Colt, ayant expiré en 1977, les autres fabricants pouvaient dès lors le reproduire, mais aucun d’entre eux n’a cru en son potentiel commercial avant les campagnes d’Afghanistan et d’Irak. Smith & Wesson, dont le nom était étroitement associé aux armes de poing, cherchait un moyen d’enrayer la stagnation de ses ventes et l’intérêt subit du grand public pour les armes tactiques n’a pas échappé à la direction de la firme. « Le marché des armes d’épaule est une formidable opportunité », déclarait Michael Golden, directeur général de la société, aux analystes financiers en août 2005.

Obama, « vendeur d’armes de l’année » 2012

Le premier modèle inspiré de l’AR-15 de Smith & Wesson a été dévoilé en février 2006 sous le nom de M & P15. Les deux lettres signifient « military » et « police », mais « notre intention, lorsque nous avons lancé ce nouveau fusil tactique, était de pénétrer d’abord le marché de détail », expliquait Michael Golden. Cinq ans plus tard, les ventes avaient quintuplé dans cette gamme d’armes, passant de 12,8 millions à 75,1 millions de dollars (11,7 millions à 68,6 millions d’euros) par an. Les autres armuriers se sont alors engouffrés dans ce créneau. Sig Arms, une firme du New Hampshire plus tard rebaptisée Sig Sauer, a franchi le pas à la fin de 2006, ce qui l’a sauvée de la faillite. Le succès commercial de l’AR-15 n’a pas échappé aux investisseurs. Cerberus Capital Management, à l’origine du groupe d’armement Freedom Group, a acquis à la fin de 2007 la compagnie DPMS, qui réalisait près de 100 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel avec l’AR-15.

Les ventes ont encore grimpé en flèche en 2008, après l’élection de Barack Obama, partisan d’un contrôle plus strict du marché, ce qui a convaincu bon nombre d’Américains de s’équiper avant une éventuelle interdiction. Cette année-là, la production des armes à feu a globalement augmenté de 15 %, mais celle des AR-15 a bondi de 65 %, ce qui valut au nouveau président démocrate le titre de « vendeur d’armes de l’année ».

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Le même phénomène s’est reproduit en 2012 lors de sa réélection, puis, la même année, après les massacres d’Aurora (Colorado), où un jeune homme de 24 ans a tué douze personnes lors de l’avant-première du film The Dark Knight Rises, et de l’école primaire de Sandy Hook (Connecticut), où vingt enfants et six adultes ont trouvé la mort. Dans les deux cas, les tireurs étaient équipés d’AR-15. Dans l’école, le tireur a tiré 154 balles en quelques minutes, touchant plusieurs fois des enfants qui n’avaient que 6 ou 7 ans.

Une icône intouchable

Quelques jours après le deuxième drame, Barack Obama réaffirmait son intention d’interdire la vente de fusils d’assaut, ce qui entraînait une nouvelle ruée vers les armureries. Ses efforts allaient toutefois rester vains, toute tentative d’interdiction des fusils d’assaut semblant vouée à l’échec au Congrès. « La seule chose qui arrête un sale type avec une arme à feu, c’est un bon gars avec une arme à feu », plaidait la NRA, dont le président de l’époque fit de l’AR-15 un « symbole politique ». Selon la Firearm Industry Trade Association, qui regroupe des industriels du secteur, 3,2 millions d’AR-15 ont été fabriqués en 2012 et 2013, un total supérieur à celui des dix années précédentes.

« La protection de l’AR-15 est devenue la priorité numéro un du lobby des armes à feu », note le sénateur démocrate Chris Murphy, ardent partisan d’un durcissement de la législation, ce qui a fait de cette arme un symbole politique.

Après la tuerie de Parkland, en Floride, qui a fait 17 morts le 14 février 2018, Donald Trump, alors président des Etats-Unis et ardent défenseur du deuxième amendement, a évoqué l’idée d’interdire la vente de fusils d’assaut. « Je ne vois pas pourquoi quelqu’un aurait besoin d’un AR-15 », aurait-il déclaré, selon un témoin cité par le Washington Post, mais les représentants de la NRA l’en ont dissuadé. « Ils sont venus ici [à la Maison Blanche] et lui ont dit : “La base [électorale] va vous éclater” », rapporte un autre témoin.

Aujourd’hui, l’AR-15 reste non seulement le fusil le plus vendu aux Etats-Unis, mais est devenu une icône intouchable, « l’arme de l’Amérique ». Selon un sondage Ipsos réalisé pour le Washington Post, 16 millions d’Américains en possèdent au moins un.

Source: Le Monde