L’ambiguïté de la Tunisie vis-à-vis de sa communauté juive

May 10, 2023
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Pèlerin à la synagogue de la Ghriba, à Djerba (Tunisie), le 8 mai 2023. YASSINE MAHJOUB / AFP

L’attentat laissera des traces. Fût-elle l’œuvre d’un « loup solitaire », l’équipée meurtrière d’un gendarme tunisien mardi 9 mai jusqu’aux portes de la Ghriba, la synagogue de Djerba (sud-est de la Tunisie) où se tient un fameux pèlerinage, ne sera pas sans effet sur les relations qu’entretiennent les juifs tunisiens avec leur patrie. De vieilles blessures sont ravivées, un sentiment d’insécurité enfoui refait surface.

Le bilan de l’attaque illustre pourtant toute l’ambiguïté du drame : si deux pèlerins juifs ont été tués, trois membres des forces de sécurité tunisiennes l’ont également été. Le pèlerinage de la Ghriba, qui attire chaque année des milliers de juifs de l’étranger – de la France au Canada en passant par Israël – avait été placé sous très haute surveillance de l’Etat.

Les autorités tunisiennes ont toujours déployé de lourds moyens sécuritaires pour protéger ces rassemblements annuels, qui entretiennent l’image d’une Tunisie ouverte à la pluralité de ses héritages. La leçon avait été retenue d’un premier attentat devant la synagogue en 2002, revendiqué par Al-Qaida : l’explosion d’un camion bourré de dynamite avait alors fait une vingtaine de morts. Le dispositif draconien qui a suivi chaque année s’est pourtant révélé insuffisant mardi, même si la prompte riposte de la garde nationale tunisienne a permis d’empêcher le pire, c’est-à-dire un carnage.

Aussi faut-il éviter deux travers quand on se penche sur la situation des juifs en Tunisie. D’un côté, il serait faux de prétendre qu’ils vivent dans l’insécurité permanente ou les vexations quotidiennes. L’attachement officiel et même populaire au festival de la Ghriba n’est pas feint. Au-delà du crédit diplomatique que souhaite soigner la Tunisie – en particulier vis-à-vis de l’Occident –, perce un intérêt sincère pour un patrimoine historique en passe d’être redécouvert après des décennies d’invisibilisation. La conscience que l’héritage juif est partie intégrante de la « tunisianité » est répandue dans certains segments de la population, à défaut d’être unanime.

Boucs émissaires

D’un autre côté, il faut se garder de tout angélisme et occulter ce que la tradition du nationalisme tunisien charrie d’exclusif. Si la communauté juive a chuté de 100 000 personnes avant l’indépendance de 1956 à 1 500 aujourd’hui, principalement localisées dans le sud-est du pays à Djerba et à Zarzis, ce n’est pas totalement le fruit du hasard. Aux premières vagues d’émigration ayant accompagné la création de l’Etat d’Israël en 1948 puis l’accession de la Tunisie à l’indépendance se sont ajoutés des épisodes récurrents de départs dans les années 1960, 1970 et 1980 au rythme des convulsions au Proche-Orient autour du conflit Israël-Palestine. Les juifs tunisiens n’ont pas cessé d’en être les boucs émissaires à chaque conflagration, souvent victimes d’émeutes, avant de retisser des liens plutôt harmonieux avec leurs compatriotes musulmans.

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Source: Le Monde