L’étrange mystère des Soulages qui dégoulinent

May 10, 2023
506 views

De la peinture qui redevient liquide... C’est le phénomène bizarre, encore inexpliqué, qui touche plusieurs tableaux de Pierre Soulages datés de la fin des années 1950. Une équipe de chercheurs du CNRS a enquêté.

Le liant utilisé, l’huile, se sépare des pigments et coule. Reste à comprendre pourquoi... CNRS/Capture Youtube

Par Olivier Cena Partage

LinkedIn

Facebook

Twitter

Envoyer par email

Copier le lien

Les tableaux de Pierre Soulages coulent. Ils fondent. Le phénomène touche les toiles de la toute fin des années 1950, inspirées par la peinture américaine, les plus belles, gestuelles, subtilement colorées, et non les monochromes noirs et répétitifs des quarante dernières années, pour la plupart peints à l’acrylique. En réalité, cette fantaisie soudaine de la matière, inédite dans l’histoire de l’art, touche aussi des tableaux d’autres peintres peints à la même époque. Ceux des Américains Willem de Kooning et Joan Mitchell, du Néerlandais Karel Appel, du Canadien Jean Paul Riopelle ou des Français Georges Mathieu ou André Marfaing. Tous ont en commun d’avoir vécu à Paris au même moment, de s’être approvisionnés chez les mêmes marchands de couleur, et d’avoir vu leurs œuvres exposées aussitôt achevées. Afin d’élucider ce mystère, une équipe scientifique du CNRS s’est donc penchée sur les œuvres de Pierre Soulages, conservées au musée des Abattoirs à Toulouse.

Une vidéo raconte en détail les moyens techniques mis en œuvre (en particulier l’imagerie de luminescence) afin de comprendre les coulures disgracieuses. La restauratrice, Pauline Hélou-de la Grandière, constate que sur une même toile, la peinture par endroits craquelle, ce qui est tout à fait cohérent avec son vieillissement (elle s’oxyde), et à d’autres endroits redevient molle et non seulement coule, mais suinte et goutte. Or ce qui goutte, ce n’est pas la peinture elle-même, c’est son liant : l’huile. Il se sépare des pigments, comme si on assistait à une inversion du processus qui avait consisté pour le peintre à mélanger le liant aux pigments. La peinture ne sèche pas, elle régresse. Reste à en connaître la cause, et surtout à comprendre l’étrange synchronisme, cette unité de lieu et de temps.

Eh bien nul ne le sait. Quelques hypothèses sont prudemment avancées. L’une d’elles accuse la rudesse de l’hiver 1959-1960 à Paris (– 11,3° enregistré) qui aurait entraîné une augmentation du chauffage dans les ateliers, soumis les tableaux en cours à une pollution au sulfure et perturbé leur séchage. Mais alors, pourquoi le même phénomène n’a pas touché les tableaux peints durant l’hiver 1956 (– 14° à Paris le 2 février) ou celui de 1917-1918, où la température, dans la capitale, descendit jusqu’à – 13,8° ? Une autre hypothèse met en cause le fait que les tableaux furent exposés peu après leur achèvement, qu’ils durent voyager et qu’ils reçurent une deuxième couche de vernis avant leur exposition. L’enquête continue. En attendant la résolution de l’énigme, la solution provisoire consiste à sortir régulièrement les œuvres de leurs réserves et à les surveiller.

Source: Télérama.fr