" Ça aurait pu être un carnage " : à Djerba, des survivants sous le choc après l’attaque de la Ghriba

May 11, 2023
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Membres de la communauté juive tunisienne à Djerba au lendemain de l’attaque qui a fait cinq victimes devant la synagogue de la Ghriba, le 9 mai 2023. FETHI BELAID / AFP

Dans le dédale de rues de la Hara Kbira, le quartier juif de Djerba, une petite lumière fend l’obscurité. Elle émane d’un restaurant de grillades où des noctambules affamés ressassent l’attaque perpétrée, mardi 9 mai, contre la synagogue de la Ghriba. Cinq personnes sont mortes. « Vraiment, ça aurait pu être un carnage si les forces de sécurité n’avaient pas été là. On l’a échappé belle, estime Isaac, un fidèle venu de Paris, présent au moment des faits. A quelques secondes près, on était au cœur de la fusillade. Heureusement j’ai fait demi-tour car je ne trouvais pas ma femme. » L’homme se considère comme un miraculé.

L’île de Djerba, surnommée « la Douce », s’est réveillée mercredi matin dans la terreur en apprenant que quatre personnes avaient été tuées en plein pèlerinage de la Ghriba, le grand rendez-vous annuel du judaïsme tunisien. Au cours de la journée, le bilan s’est alourdi avec une cinquième victime, un membre des forces de l’ordre qui a succombé à ses blessures. Les deux pèlerins décédés ont pu être identifiés : il s’agit de deux cousins, Benjamin Haddad, un Français de 42 ans, gérant d’une boulangerie casher à Marseille, et d’Aviel Haddad, citoyen tuniso-israélien résidant de l’île tunisienne. L’assaillant a, lui, été abattu. Le Consistoire israélite de Marseille a regretté, dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux, la mort de « deux victimes innocentes », ajoutant que « c’est toute la communauté juive de Marseille qui est en deuil ».

Autour de la table du restaurant, tout le monde a une histoire à raconter et les dernières nouvelles s’échangent aussi vite que les assiettes. « Mon amie a vu le terroriste tomber à ses pieds devant elle… Tu imagines, elle doit être dans un état… », rapporte la femme d’Isaac qui préfère ne pas donner son prénom. « Oui, l’ami de ma cousine y était aussi », lance un autre, en mastiquant une côtelette d’agneau. Entre ces quatre murs, manger et parler sont une thérapie pour soulager le traumatisme vécu à peine vingt-quatre heures plus tôt.

« Vous étiez censés nous protéger ! »

Quelques rares autres commerces sont encore ouverts et le quartier, déjà protégé en temps normal, a vu une nette augmentation du dispositif sécuritaire. Les murs blancs immaculés scintillent au gré des gyrophares rouges qui passent, rappelant une situation encore volatile.

Dans l’après-midi, la tension est montée entre les membres de la communauté juive et les forces de l’ordre devant l’hôpital régional Sadok Mokaddem. Les corps des victimes y ont été accueillis dans un premier temps, mais leurs familles et leurs proches ont ensuite appris « par hasard » leur transfert vers Tunis pour autopsie. Une pratique « interdite par les lois de la Torah, explique Lévy, un rabbin français venu pour le pèlerinage, déclenchant une vague de colère. Il doit y avoir un peu de respect, un peu de considération pour les familles. La communauté a été touchée, on mérite un minimum de transparence. On ne nous a même pas dit où étaient les corps. »

Le rabbin a bien tenté de suivre les dépouilles afin de réciter les prières funéraires, telle que l’exige la tradition juive mais il a été stoppé par les policiers. A proximité de l’hôpital, des jeunes bloquent un rond-point, demandant le retour des corbillards et mettent à mal les policiers à proximité. « Qu’ils nous ramènent les corps ! », exige l’un d’eux. Dans un élan d’émotion, un autre s’emporte contre des agents de la circulation, désemparés. « Où est la sécurité ? Vous étiez censés nous protéger ! »

Sur le reste de l’île, la situation est plutôt calme. A Erriadh, où se trouve la synagogue de La Ghriba, les policiers empêchent tout passage sur la route qui mène au temple. Anouar, un habitant du quartier, se remémore une nuit de panique. « Les policiers nous ont interdit de sortir de chez nous tant que l’opération était en cours. J’ai eu très peur, d’abord pour ma famille mais aussi pour mes clients que je connais très bien », explique ce réceptionniste dans un hôtel de Houmt Souk qui reçoit des pèlerins chaque année. Un de ses voisins a été touché par plusieurs balles, dans le bras et le dos. Toujours dans un état critique, il a été transféré vers un hôpital de la capitale comme d’autres blessés de l’attaque. « C’est triste, le pèlerinage, c’est une belle ambiance d’habitude. Avec les juifs, on vit tous ensemble pendant l’année, on rigole ensemble. Tous les jours, je passe devant la synagogue. »

A quelques centaines de mètres du barrage, Ridha se désole aussi de la situation. « C’est vraiment malheureux ce qui est arrivé. Nous, les Djerbiens, on vit tous ensemble : juifs et musulmans. Mes voisins sont juifs, les enfants vont à la même école, décrit le restaurateur de 53 ans. Nos parents vivaient ensemble, nos grands-parents aussi. » Ridha n’a rien vu de l’attaque, il l’a entendue. Il a d’abord « cru à des pétards » jetés par des enfants comme souvent lors des célébrations sur l’île, mais a pris conscience de l’ampleur de la situation en voyant le ballet d’ambulances et de camions de l’armée. Pour lui, aucun doute : cet acte est l’œuvre d’un « fou » qui a voulu porter atteinte au célèbre « vivre-ensemble » de l’île, terre d’accueil des croyants de différentes confessions et de plusieurs courants de l’islam.

« Saboter la saison touristique »

Pour l’heure, aucune information ne permet de connaître les motivations de l’agresseur, membre de la garde nationale maritime. Au lendemain des faits, le président Kaïs Saïed a pris la parole dans une allocution qualifiant l’assaillant de « criminel » et dénonçant une attaque visant à « déstabiliser le pays » et à « saboter la saison touristique » : « Je veux (…) rassurer le peuple tunisien, mais aussi le monde entier que la Tunisie restera un pays sûr, malgré toutes les tentatives de ces criminels pour le déstabiliser. Nous veillerons à préserver la sécurité et la stabilité au sein de la société. » Il a par ailleurs présenté ses condoléances aux familles des victimes.

Le spectre d’une saison touristique gâchée par la menace terroriste effraie la population de l’île et les autorités du pays. En 2015 et 2016, la Tunisie avait été victime d’une vague d’attentats qui avait fait de nombreuses victimes parmi les touristes. Cette période avait durablement affecté le secteur du tourisme, pilier de l’économie tunisienne. Certains s’alarment déjà. « L’ambiance est morose, ça n’annonce rien de bon », explique un chauffeur de taxi, visiblement inquiet de la situation. « J’espère que ça n’affectera pas la saison estivale », lâche Anouar de son côté.

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Pour rassurer le public national comme international, le ministre du tourisme, Mohamed Moez Belhassine, a dès le matin déambulé dans les ruelles de Houmt Souk, dans le nord de Djerba, à la rencontre des artisans. Son ministère a par ailleurs indiqué que les vols à destination du pays n’avaient pour l’instant pas connu de perturbations à la suite de l’attaque. Au même moment pourtant, plusieurs centaines de pèlerins juifs venus de l’étranger étaient encore confinées dans leur hôtel en attendant de pouvoir rentrer chez eux.

Elie Lellouche, un avocat parisien venu en pèlerinage et témoin direct de l’attentat, refuse, lui, de rester cloîtré. « C’est la première fois que je sors depuis, explique-t-il, notant au passage le dispositif de sécurité renforcé. Et je reviendrai chaque année, jusqu’à ma mort. C’est après un événement comme celui-là qu’il faut montrer notre force et notre solidarité avec les Tunisiens. »

Source: Le Monde