Des artistes français racontent "Random Access Memories" des Daft Punk

May 16, 2023
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«À la première écoute, honnêtement, j'ai été déçu.» En ce 17 mai 2013, Quentin Lepoutre (alias Myd) n'est évidemment pas le seul à être désarçonné par Random Access Memories. Comme beaucoup, le musicien, alors en pleine production du nouvel album de Club Cheval, s'attendait à un disque ouvertement futuriste, très électronique, très avant-gardiste.

Pas du tout à une œuvre qui opte pour une esthétique rétro, tout entière dédiée à la recherche de mélodies jouées live, plus humaines, qui se détachent de cette boucle si caractéristique du son Daft Punk. «Sur le moment, on s'est tous dit qu'ils étaient devenus vieux, poursuit le Lillois, aujourd'hui signé chez Ed Banger. En réalité, avec le recul, c'est assez fou de se dire qu'ils avaient tout compris avant tout le monde...»

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Montrer l'exemple

La vérité, c'est que les Daft Punk ont systématiquement dérouté à chacune de leurs sorties. Homework? Trop de concessions marketings et de mises en scène (les clips de Michel Gondry et Spike Jonze, par exemple) pour l'underground techno. Discovery? Trop pop. Human After All? Trop chelou. «À croire que les mecs sont tellement ambitieux qu'ils ne peuvent s'empêcher d'être dans un schéma précurseur», s'enflamme Myd, reconnaissant au duo casqué le retour d'une vague disco perceptible jusque dans les disques de multiples artistes français et internationaux, de Yuksek à Folamour, de Parcels à Todd Terje, de Bon Entendeur à L'Impératrice.

Charles de Boisseguin, le leader de cette dernière formation, confirme: «En 2012, notre premier EP était déjà très influencé par la disco, dans le sens où j'ai toujours kiffé cette musique. Reste que la sortie de RAM a mis un coup de tampon sur nos envies et notre idée de la mélodie. Ça nous a conforté dans l'idée qu'il fallait continuer, que l'on pouvait proposer autre chose que de la pop française, qu'il était possible de jouer de la musique live, de façon très artisanale, sans s'abandonner au tout-synthétique. Toutes ces idées de composition, on les retrouve sur notre dernier album, Tako Tsubo. Je pense d'ailleurs que de nombreux artistes pourraient en dire de même, tant Random Access Memories a ouvert les portes à une nouvelle scène.»

Hervé, lui, n'a pas attendu Random Access Memories pour se prendre la musique des Daft Punk de plein fouet, en assumer totalement l'influence. Discovery, à l'entendre, est le disque qui a changé sa vie. Pourtant, l'auteur du récent Intérieur vie confesse lui aussi voir en «Get Lucky», «Instant Crush» ou «Give Life Back To Music» des «game changers». Traduction: des chansons qui changent la face de la musique, des tubes imparables, à la fois exigeants et populaires, sophistiqués et capables d'amener le grand public à entamer une queue leu leu.

«Que l'on soit sensible à leur musique ou non, les derniers types à avoir révolutionné l'électro à une échelle populaire avant la sortie de Random Access Memories, c'était Skrillex, Justice et toute la clique Ed Banger, poursuit-il. Soit des morceaux caractérisés par un certain sens du kick et de la compression. Guy-Man et Thomas Bangalter, à l'inverse, arrivent avec une musique très live, portée par des mélodies très fortes, presque dépourvues de boucles et soumises à des patterns qui évoluent. C'est comme s'ils nous disaient: “Maintenant, c'est comme ça qu'il faut produire de la musique”.»

Olivia Merilahti (Prudence, The Dø) abonde dans le même sens: «À l'époque, le troisième album de The Dø (Shake Shook Shaken) était quasiment fini, mais nul doute que Random Access Memories a dû nous influencer à certains endroits, sans que je sache précisément où. Ça peut être dans la couleur générale de l'album, dans le traitement de certaines voix ou même dans cette façon d'être très posé, d'accueillir l'émotion et la mélancolie.»

Même si elle confesse ne toujours pas savoir de quoi parle exactement «Instant Crush», Olivia Merilahti se dit particulièrement touchée par le traitement de la voix opérée ici, par «ce songrwriting plus fédérateur et moins conceptuel que ce que les Daft Punk pouvaient proposer par le passé». Pas étonnant, dès lors, d'apprendre que The Dø a fini par reprendre le morceau.

Hasard ou non, Hervé partage lui aussi le même attrait pour ce single qu'il va jusqu'à considérer comme la «chanson ultime, aussi bien en matière de mélodies que de songwriting». Pour lui, c'est bien simple, «Instant Crush» pourrait être un immense tube au sein de n'importe quelle décennie.

Quintessence pop

Déjouer les époques, tourner le dos à la course au tout-technologique, se moquer de la modernité à outrance, telle semble être l'ambition de Random Access Memories. «Après tout, confirme Myd, il faut quand même être sacrément audacieux et convaincu pour aller chercher des mecs comme Giorgio Moroder, Nile Rodgers ou Paul Williams, des artistes pas du tout à la mode, presque rattachés à une esthétique kitsch, pour composer des morceaux qui contrastent totalement avec l'époque. 2013, c'est tout de même une période où règnent les tubes survitaminés de groupes comme Disclosure. Les Daft, à l'inverse, vont chercher de vieux musiciens, assument totalement leurs goûts et refusent de verser trop clairement dans le jeunisme ou le passéisme. Ça donne le résultat que l'on sait.»

Si Giorgio Moroder, Nile Rodgers et Paul Williams, mais aussi Omar Hakim (la batterie de «Let's Dance» de Bowie, c'est lui!), Nathan East (bassiste pour Michael Jackson et Stevie Wonder) ou Paul Jackson Jr. (guitariste de Michael Jackson, Madonna ou Whitney Houston) retrouvent illico la cote après des années d'oubli, c'est aussi, croit savoir Hervé, parce que Guy-Man et Thomas Bangalter ont l'intelligence de les faire jouer sur les plus gros tubes de l'album.

Il n'y a pas de posture, pas de tentatives de faire un morceau un peu spé, les Daft Punk sont dans le partage, à la recherche de la quintessence pop: «RAM a beau sonner comme un rêve de gosse avec tous ces artistes qu'ils ont dû écouter en boucle étant plus jeunes, on sent que ça va au-delà de la simple nostalgie adolescente. Il s'agit plutôt de deux potes, très pointus musicalement, beaucoup plus que n'importe qui d'autre, qui se font un énorme kiff et prouvent à tout le monde qu'ils font fondamentalement de la musique populaire.»

Difficile d'aller contre cette idée. Les quatre artistes rencontrés ici s'accordent d'ailleurs tous à dire que «Get Lucky» est indéniablement le plus grand tube des années 2010, celui qui incarne une sorte «d'idéal pop», selon Charles de Boisseguin, justifiant ses mots par un exemple: «Lorsque je joue en DJ set, il suffit que je passe “Get Lucky” pour que tous les quinquagénaires se lèvent.» Habitué à ambiancer la foule derrière ses platines, Myd partage le même avis: «Mon père a un groupe de reprises, et ce morceau fait aujourd'hui partie de leur répertoire. C'est devenu un classique, qui a rendu le funk et le disco écoutables aussi bien dans les mariages et les supermarchés que dans les clubs du monde entier, branchés ou non.»

Quant à savoir si «Get Lucky» représente esthétiquement les années 2010, c'est un autre débat. Toujours est-il qu'il n'est pas daté, qu'il ne le sera probablement jamais et que, dix ans après sa sortie, il reste profondément inspirant. À la manière, finalement, de Random Access Memories: «Cet album s'inscrit vraiment entre deux générations. Il rend hommage à la génération passée, mais a à cœur d'offrir de la matière à sampler pour la génération suivante, explique l'ingénieur du son Florian Lagatta à France Inter. C'est important de montrer que la musique est quelque chose qui se partage, qui se donne, qui doit évoluer et qui se transmet. On passe la main à une génération qui elle aussi va être inspirée par la musique de la génération passée.»

Et Charles de Boisseguin de conclure: «À l'heure actuelle, il est clair que beaucoup de musiciens doivent leur musicalité aux Daft, et plus particulièrement à ce qui est développé sur Random Access Memories: c'est l'aboutissement de leur démarche, leur signature ultime.»

Source: Slate.fr