ENQUÊTE. 24 Heures du Mans 2023 : avec son bilan carbone, la course fait-elle du greenwashing ?

May 20, 2023
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C’était il y a un an, peu avant les retrouvailles de la course avec son public au complet, après deux années de crise sanitaire. L’Automobile club de l’ouest, organisateur des 24 Heures, dévoilait, au Mans, son tout premier bilan carbone. L’objectif, basé sur les trajectoires issues de l’Accord de Paris sur le climat : réduire, d’ici à 2030, de 30 % les émissions de gaz à effet de serre de l’événement.

Alors qu’en mars 2023, le Giec a réaffirmé qu’il était encore possible de limiter le réchauffement climatique à + 1,5 °C et que, selon l’Organisation mondiale de la santé, la pollution atmosphérique constitue une grande menace pour la santé humaine, que penser des efforts fournis par l’organisateur d’un événement comme les 24 Heures du Mans, en matière d’environnement ? Les objectifs affichés dans ce bilan carbone sont-ils suffisamment ambitieux ? Sont-ils, aussi, réalistes ? À quelques semaines du centenaire qui se tiendra les 10 et 11 juin 2023 sur le circuit du Mans, décryptage et éléments de réponses.

L’outil bilan carbone

Qu’est-ce qu’un bilan carbone, tout d’abord ? Cet outil, développé par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, mesure et analyse les émissions de gaz à effet de serre produites par les particuliers, entreprises, collectivités, administrations… Cette empreinte inclut la consommation d’énergie, la fabrication et l’acheminement des produits, le traitement des déchets, le déplacement des participants, etc. Le CO2 étant le gaz le plus répandu, c’est l’unité de référence, les autres gaz à effet de serre étant convertis en équivalent.

En 2019, donc, dernière année de référence pour mesurer l’empreinte carbone de la course, les 24 Heures ont émis 36 260 tonnes équivalent CO2, selon le cabinet EcoAct, mandaté par l’ACO. Soit les émissions annuelles d’une ville de 3 600 habitants. À titre d’exemple : Sargé-lès-le-Mans, tout près du Mans, ou Bénodet, dans le Finistère.

Une pollution davantage due au public qu’aux pilotes

Les émissions dues au transport du public (300 000 entrées prévues cette année, édition à guichets fermés) représentent près des deux tiers de l’empreinte totale. Suivent celles des écuries (plus de 20 %), des prestataires et bénévoles (9 %) ainsi que le circuit et l’organisation (4 %). Carburant et pneus pèsent à peine 2,5 % du total. En clair, ce ne sont pas les 62 voitures engagées qui génèrent les émissions, mais bien davantage celles des spectateurs.

300 000 entrées sont annoncées cette année pour l’édition du centenaire des 24 Heures du Mans. La majorité des spectateurs se rendent au Mans en voiture. | OUEST FRANCE ARCHIVES Voir en plein écran 300 000 entrées sont annoncées cette année pour l’édition du centenaire des 24 Heures du Mans. La majorité des spectateurs se rendent au Mans en voiture. | OUEST FRANCE ARCHIVES

Pour réduire son empreinte carbone, l’ACO a donc annoncé, le 11 mai 2023, le lancement d’une nouvelle plateforme de covoiturage, covoiturage.lemans.org, pour permettre de réduire le nombre de personnes par voiture se rendant à la course.

Depuis l’édition de 2022, l’organisateur développe aussi une offre de billetterie inédite : le Green ticket, qui permet une réduction de 10 % aux personnes prouvant qu’elles sont venues avec un véhicule « bas carbone ». Nous en avons vendu 7 000, soit entre 5 et 10 % de la billetterie. La part la plus importante des détenteurs de Green Ticket, pour l’instant, est celle des spectateurs venant en voiture électrique ou hybride , précisait, il y a quelques semaines, Jérôme Lachaze, consultant en responsabilité sociétale des entreprises auprès de l’ACO.

Limiter les spectateurs qui viennent en avion ?

Pourquoi ne pas avoir réservé cette offre uniquement aux voyageurs en transports en commun, aux covoitureurs et aux cyclistes ? Le Green Ticket s’adresse en effet aussi aux automobilistes, que l’ACO a vocation à accompagner dans la transition écologique. Nous sommes un acteur de la mobilité : on veut embarquer tout le monde ! répond le consultant de l’ACO, qui n’exclut pas de prendre à l’avenir des choix plus radicaux… y compris celui de limiter la part du public qui vient en avion ! La question a en effet été évoquée et doit être tranchée , selon Jérôme Lachaze. Pour cette course mondiale dont un petit tiers du...

public vient de l’étranger, ce serait un positionnement très fort, mais est-ce le prix à payer pour atteindre le cap fixé pour 2030 ? L’ambition de réduction de CO2 se chiffre en tout cas à 10 316 tonnes en CO2. Pour donner une idée, c’est une voiture qui roule… 47 millions de kilomètres.

Emmanuel Macron a-t-il raison de vouloir faire une « pause » dans les règles environnementales européennes ? Débattez !

L’ACO travaille aussi à réduire les émissions d’autres activités, comme la restauration et la gestion des déchets sur le circuit. Un quart de la production des restaurateurs partenaires est déjà issue des circuits courts. L’objectif c’est d’augmenter cette part et de davantage végétaliser l’offre pendant la course.

Carburant et pneus

Enfin, même si elle est infime, la part des émissions de gaz à effet de serre due aux pneus et au carburant des voitures fait bien sûr partie des autres pistes de travail de l’ACO, qui veut réduire ce poste de 2,5 % des émissions aujourd’hui à 1 % demain. Toutes les voitures roulent désormais avec un nouveau carburant (l’Excellium Racing 100 de TotalEnergies), produit à partir, notamment, de résidus vinicoles.

La nouvelle catégorie de voitures hydrogène, qui devrait faire son entrée dans la course en 2026, va aussi dans ce sens. L’ACO travaille sur cette question depuis 2018, avec un programme (Mission H24), destiné à des prototypes propulsés par un moteur électrique et dont l’énergie est fournie par la combustion des gaz dans une « pile à combustible », qui présente l’avantage de ne rejeter dans l’atmosphère que de la vapeur d’eau.

La catégorie de véhicules à hydrogène devrait faire son entrée dans la course en 2026. Ici, le prototype développé par l’ACO, Mission H24. | DANIEL FOURAY / OUEST-FRANCE Voir en plein écran La catégorie de véhicules à hydrogène devrait faire son entrée dans la course en 2026. Ici, le prototype développé par l’ACO, Mission H24. | DANIEL FOURAY / OUEST-FRANCE

Les équipes, qui représentent 20 % des émissions, participeront aussi à l’effort de guerre. Au Wec (championnat du monde d’endurance FIA), depuis cette année, nous avons mis en place un Prix Low carbon, qui oblige a minima à mesurer son empreinte. On y va par étapes, et l’idée c’est à terme que les teams prouvent qu’elles mènent des actions de réduction explique Jérôme Lachaze.

Cette année, Michelin, fournisseur exclusif des pneus des Hypercars, annonce quant à lui équiper les voitures de pneus composés à 30 à 40 % de produits biosourcés, recyclés ou régénérés.

Compenser le carbone encore émis

Dans sept ans, les 24 Heures devraient émettre « plus que » 25 382 teqCO2. L’équivalent, cette fois, d’une commune de 2 500 habitants, que l’ACO envisage de compenser, en finançant des projets de création de puits de carbone. Majoritairement des (re)plantations d’arbres, localement et à l’international. Combien cette séquestration de carbone lui coûtera-t-elle ? Selon notre plus haute estimation, jusqu’à 2,5 millions d’euros. Un montant non négligeable , juge l’ACO, mais qui peut être relativisé : il ne dépasse pas les 5 % des retombées de la course estimées sur le seul département de la Sarthe.

Greenwashing ou pas ?

En publiant ce bilan carbone, alors qu’il n’y est pas soumis d’un point de vue réglementaire, l’ACO se met au diapason d’un mouvement de fond et fait preuve de volontarisme, d’autant plus qu’il n’existe pas de référentiels de calcul de bilan carbone pour les événements (contrairement aux pays ou aux produits). Nous avons pris cette initiative notamment parce qu’il y a une vraie attente du public explique Jérôme Lachaze. Cela passe par une multitude de petits pas et ce n’est pas une mince affaire quand le moteur même de son activité, le sport automobile, est intrinsèquement émetteur de gaz à effet de serre ! Justement : n’y a-t-il pas, dans la démarche, un peu de greenwashing ?

Oui, au moins en partie, si l’on se réfère au guide « anti-greenwashing » établi par l’Ademe, qui met en garde sur un signe qui ne trompe pas : l’usage de mots vagues . L’ACO parle en effet, dans son bilan, d’objectif Zéro carbone . Le slogan est trompeur et surtout inexact d’un point de vue scientifique , pointe Hélène Chauviré, manager chez Carbone 4, cabinet co-fondé par Jean-Marc Jancovici, le créateur du bilan carbone. « Une organisation ou un produit ne peut pas être neutre en carbone mais peut contribuer à la neutralité planétaire . On ne peut pas additionner du CO2 émis et y soustraire d’autre CO2. Ce n’est pas la même temporalité et il y a beaucoup de projets de séquestration qui n’aboutissent jamais » détaille l’experte.

Des notions floues

Il faut bien trouver une terminologie pour vulgariser des notions assez nouvelles , se défend Jérôme Lachaze, qui reconnaît par ailleurs ne pas avoir finalisé tous les projets de compensation . Difficile donc d’avoir plus de précisions sur ces futurs puits de carbone. D’autres éléments restent aussi inconnus. Quel est le chiffre d’affaires de la course, par exemple ? Combien de billets ont été effectivement vendus pour cette édition ? Voilà des données qui permettraient une mise en perspective des efforts fournis mais que la secrète ACO ne divulgue pas ou que partiellement.

La démarche de compensation fait aussi débat en tant que telle : pour compenser le seul carbone encore émis en 2030 par les 24 Heures, il faudrait en effet planter une forêt grande comme celle de Bercé, en Sarthe. Nous consommons plus de ressources que la planète n’en produit. La compensation, c’est une fausse solution, qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours, pour les émissions incompressibles. Sinon, elle aide à justifier l’inaction , estime Audrey Boehly, ingénieure de formation et journaliste scientifique spécialiste des enjeux écologiques, autrice du livre Dernières limites. Apprendre à vivre dans un monde fini.

Toutefois, pour ces projets de séquestration, notons que l’ACO met un point d’honneur à ne travailler qu’avec des sociétés labellisées et reconnues. En France, il s’agira du label Bas-carbone, créé par le ministère de la Transition Écologique, et, à l’international, des organisations non lucratives Verra (Verified Carbon Standard – VCS) et Gold Standard, qui figurent parmi les standards de compensation carbone volontaire les plus utilisés au monde. Selon une étude commandée par le ministère de la Transition Écologique, les résultats de ces trois entités sont reconnus comme étant mesurables et vérifiables, mais plus contrastés, à l’exception du label Bas-carbone, sur leurs aspects environnementaux ou en matière de préservation de la biodiversité.

L’impact commercial et de la diffusion

L’organisateur a fait du mieux possible et le résultat du bilan carbone couvre l’ensemble des chaînes de valeur, en amont et en aval de la course précise enfin Hélène Chauviré, ajoutant que si on était très rigoureux, il faudrait aussi compter l’empreinte carbone de la diffusion du rendez-vous, regardé dans le monde entier .

Pour Laurent Castaignède, ingénieur spécialisé en impact environnemental, diplômé de l’École centrale de Paris, il manquerait d’ailleurs à ce bilan l’impact commercial et l’influence de l’événement sur le comportement des spectateurs, y compris ceux qui suivent la course dans les médias . La course encouragerait l’achat de voitures surpuissantes , émettrices de gaz à effet de serre. Selon cet expert, cela devrait aussi être compté dans l’empreinte carbone de la course.

Et demain ?

Les organisateurs se heurtent déjà à la quadrature du cercle. Jeudi 11 mai 2023, la FIA et l’ACO ont ainsi décidé de revenir sur une de leurs décisions fortes, au moins sur le plan symbolique, prises pour le centenaire en faveur de l’environnement : l’interdiction de préchauffer les pneus avant la course. Les équipes redoutaient en effet les conséquences des départs à froid pour la sécurité de leurs pilotes.

Les pneus pourront finalement être chauffés au Mans avant que ne soit donné le départ de la course. | FRANCK DUBRAY / OUEST FRANCE Voir en plein écran Les pneus pourront finalement être chauffés au Mans avant que ne soit donné le départ de la course. | FRANCK DUBRAY / OUEST FRANCE

Cette année, les cabanes de chauffe de pneus seront donc autorisées, pour donner un peu plus de temps aux manufacturiers de pneumatiques de trouver des solutions pour porter les pneus froids à bonne température.

Les 24 Heures sont aussi un laboratoire

Sur ces sujets environnementaux, l’ACO travaille son image de marque. Cette dimension est peu abordée dans le bilan carbone, mais la course met souvent en avant son rôle de laboratoire pour l’automobile de demain, appelée à devenir de moins en moins polluante. On n’est pas là juste pour faire tourner des voitures, on veut participer à faire évoluer la société et lui apporter un bénéfice. Nous contribuons au véhicule du futur et le mix énergétique passera par l’hydrogène, l’électrique, et le carburant renouvelable détaille Jérôme Lachaze.

Cet argument ne convainc pas Carbone 4, qui met en garde contre le technosolutionnisme , rappelant que la transition passera avant tout par des changements de comportements.

Justement : créé au Mans voilà quelques mois, un collectif de citoyens, Stop 24H, va jusqu’à réclamer l’arrêt de la course. Ses membres parlent d’une oppression polluante et dénoncent la culture de la voiture reine .

Faire l’apologie de la vitesse, gaspiller des ressources par pur plaisir, c’est une hérésie estiment ces militants qui souhaitent rester anonymes et qui semblent avoir du mal à mobiliser des sympathisants au Mans, la capitale de la voiture depuis cent ans.

Source: Ouest-France