Transports publics, qui doit vraiment payer ?

May 25, 2023
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Un dépôt de bus à Chelles (Seine-et-Marne). FRANCK DUNOUAU / PHOTONONSTOP / FRANCK DUNOUAU / PHOTONONSTOP

Des lignes ferroviaires directes, mais une signalisation parfois en panne, entraînant suppressions et retards. Des bus urbains tout neufs englués dans les embouteillages. Des réseaux de tramways étendus, qui cessent de rouler au-delà de 21 heures. Sans oublier les chauffeurs qui viennent à manquer. Comme le constatent tous les jours les usagers, le sous-investissement chronique dans les transports collectifs provoque lacunes et incertitudes, et finit par favoriser leur concurrent direct : la voiture individuelle.

Pour la seule région parisienne, 800 millions d’euros supplémentaires seraient nécessaires en 2024 pour faire fonctionner le réseau, a calculé Ile-de-France mobilités (IdFM), l’autorité organisatrice qui dépend de la région. Ce montant devrait ensuite augmenter chaque année, pour atteindre 2,6 milliards en 2031, lorsque de nouveaux tramways, des RER et les premières lignes du Grand Paris Express, le « supermétro » de la petite couronne, seront entrés en service. « Il va falloir trouver assez vite beaucoup d’argent. Jusqu’à présent, on a fait l’impasse sur les coûts de fonctionnement du Grand Paris Express », avertit Nicolas Bauquet, directeur général de l’Institut Paris Région (IPR), l’agence d’urbanisme francilienne. Hors de l’Ile-de-France, les « services express régionaux métropolitains », dessertes amplifiées des grandes agglomérations, mises en lumière par Emmanuel Macron un soir de novembre sur YouTube, réclament des investissements, chiffrés en milliards d’euros par certaines des collectivités concernées.

Le transport n’est jamais gratuit. Il coûte même assez cher. Pas tant aux voyageurs, même si certains, au moment de réserver un billet de TGV de dernière minute, s’en plaignent. Les recettes ne couvrent qu’un tiers du budget de l’exploitation des transports urbains, et cette part tend à baisser régulièrement car, contrairement aux idées reçues, le prix des tickets augmente moins vite que l’inflation. La contribution des voyageurs demeure pour la plupart des élus un tabou, que Bruno Gazeau, président de la Fédération nationale des usagers des transports (Fnaut), peine à briser. « Lorsque l’offre s’est améliorée, il n’est pas illogique que l’usager paie davantage », admet-il.

100 milliards d’euros promis d’ici à 2040

Les pouvoirs publics fournissent le deuxième tiers du budget, et les employeurs le troisième, par l’intermédiaire du versement mobilité, un impôt assis sur la masse salariale. Imaginée en 1971 comme une participation des entreprises publiques et privées de la région parisienne aux infrastructures nécessaires aux déplacements de leurs salariés, cette contribution a progressivement été augmentée et étendue aux agglomérations moins peuplées. Mais aujourd’hui, « son rendement plafonne, la plupart des agglomérations ayant poussé au maximum le taux auquel elles ont droit, entre 0,80 % et 2,95 % de la masse salariale », avertit Cyprien Richer, chercheur en mobilité pour le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement. En outre, souligne-t-il, le versement mobilité, « conçu pour financer les investissements, est devenu une ressource pour combler les déficits d’exploitation ». L’impôt n’en est pas moins contesté localement par le Mouvement des entreprises de France, ainsi que par certaines communes périphériques, bien dotées en emplois mais mal desservies en transports.

Tous les acteurs de la mobilité – transporteurs, élus, associations d’usagers – ont salué, en février, les 100 milliards d’euros d’ici à 2040 annoncés par Elisabeth Borne pour l’investissement dans le ferroviaire. Même si l’engagement de l’Etat se limite en réalité à 25 milliards, se reposant sur les régions et l’Union européenne pour le complément. L’économiste Yves Crozet, spécialiste des transports, observe cet enthousiasme avec détachement. « Les financements ont vocation à être reportés. En 2011, la SNCF promettait d’électrifier la ligne Paris-Troyes, et cela n’est toujours pas terminé », constate-t-il.

Le ministre des transports, Clément Beaune, et la première ministre, Elisabeth Borne, à Paris, le 22 mai 2023. BERTRAND GUAY / AFP

Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Car l’argent manque pour tout : l’investissement, le fonctionnement, les transports urbains, le ferroviaire, le fret. « Qui va payer ? C’est une question cardinale », résume Nicolas Bauquet. Le secteur des transports publics, qui se contentait jusque-là de réclamer poliment le renforcement des budgets, s’enhardit et lorgne ouvertement sur ses principaux rivaux, la voiture et l’avion. Pour la Fnaut, les 100 milliards d’euros promis en février doivent ponctionner « les secteurs aériens et autoroutiers », qui bénéficient, comme le ferroviaire, d’un « regain de croissance, mais sans en partager les objectifs de sobriété énergétique ».

Faire payer la mobilité polluante et encombrante pour financer les transports massifiés ? C’est le modèle de la Suisse. Le fonds d’infrastructure ferroviaire, qui finance l’exploitation et la modernisation du réseau, est alimenté, entre autres, par une redevance sur la circulation des poids lourds. C’est aussi la solution choisie en Allemagne, où le forfait mensuel à 49 euros pour les trains régionaux et transports locaux, mis en place début mai, est en partie financé par une taxe sur les camions.

Alors, qui doit vraiment payer ? « L’avion, le camion, la voiture », selon Charlotte Nenner, conseillère Europe Ecologie-Les Verts d’Ile-de-France, qui a élaboré son propre projet pour « sauver les transports en commun ».

Commençons par l’avion, que les écologistes ne sont pas seuls à vouloir taxer. L’IPR a publié en mars, à la demande des élus du Conseil régional, un document sur « le financement de l’exploitation des transports collectifs en Ile-de-France ». L’agence d’urbanisme étudie l’augmentation de la « taxe Chirac » de solidarité demandée aux voyageurs aériens, qui, une fois qu’ils ont atterri, profitent eux aussi des transports publics largement subventionnés. A cela, les écologistes franciliens proposent s’ajouter une taxe sur les vols privés, qui « aurait surtout une portée symbolique », reconnaît Charlotte Nenner. Car la fiscalité, comme chacun sait, n’a pas seulement vocation à remplir les caisses, mais aussi à annoncer des priorités et infléchir les comportements.

Financer un « choc d’offre »

Le camion, ensuite. La « taxe Amazon » sur les livraisons à domicile existe déjà dans l’Etat du Colorado ou à Barcelone, relate l’IPR. Une taxation « pas illégitime », selon Nicolas Bauquet. Selon lui, dans les grandes villes, « si les camionnettes peuvent livrer, c’est que la congestion est considérablement diminuée grâce aux transports publics ».

La voiture, enfin. L’IPR a étudié la création d’une « vignette d’infrastructure » applicable à tous les véhicules. Cet outil, imaginé sous Guy Mollet en 1956, avait été supprimé sous Lionel Jospin en 2000. A raison de 100 euros par véhicule et si elle s’appliquait à la seule petite couronne francilienne, plutôt bien desservie en transports publics, la vignette permettrait de rapporter 260 millions d’euros par an. Ses revenus seraient, selon l’Union des transports publics (UTP), qui défend la même mesure, « fléchés directement vers les transports publics ».

L’UTP, il faut le rappeler, n’est pas un comité de salut public dirigiste, mais bien l’organisme professionnel du secteur des transports publics. Ses « sept pistes de réflexion » pour financer « un choc d’offre » dans les transports publics, visent directement la voiture. Les transporteurs pointent l’avantage que représente une voiture de fonction, « peu pris en compte par la fiscalité », et proposent, dans chaque agglomération, de « flécher une partie des recettes de stationnement vers le budget de l’autorité organisatrice de la mobilité ».

Les ressources potentielles sont immenses. Contrairement aux idées lourdement ancrées, le stationnement payant ne rapporte pas grand-chose aux collectivités. Une étude publiée en 2021 par la Fnaut montre que seul 1 % des places de stationnement, en France, sont payantes. Ces 750 000 places rapportent 891 millions d’euros par an, somme dont il faut déduire la mise à disposition du foncier, les frais d’aménagement, l’entretien et le contrôle, soit 427 millions. Les mêmes dépenses mobilisées pour aménager et entretenir les 99 % de places gratuites s’élèvent à plus de 12 milliards d’euros.

De nombreuses recettes potentielles

La revitalisation des transports publics grâce aux contributions de ses concurrents beaucoup moins vertueux semble convenir à tous les acteurs de la mobilité. Nicolas Bauquet salue « un large consensus politique », à l’échelle de l’Ile-de-France. « L’expertise en matière de financement progresse », observe Charlotte Nenner.

Mais parmi toutes ces recettes potentielles, lesquelles choisir ? Et surtout, qui aura le courage de la décision ? L’air du temps, cela n’aura échappé à personne, n’est pas vraiment au grand soir fiscal. Petite concession au dogme du moins d’impôt, le ministre délégué aux transports, Clément Beaune, a admis, le 25 mai, que « ce ne serait pas un drame social » de taxer davantage les billets d’avion de première classe pour « financer la transition énergétique ».

Pour le fonctionnement, Yves Crozet plaide pour la généralisation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, dont une petite partie revient aujourd’hui aux transports franciliens, un modèle qui pourrait être étendu à l’ensemble des collectivités. Quant aux investissements, « il suffirait de renoncer à quelques projets autoroutiers », tranche Geneviève Lafferère, représentante de France Nature Environnement au Conseil d’orientation des infrastructures, chargé par Matignon de guider la politique des grands projets. Selon une enquête du magazine Reporterre, l’addition de tous les projets routiers contestés atteindrait 18 milliards d’euros. Largement de quoi financer l’investissement en transports publics pour les vingt prochaines années.

La conférence Le Monde Cities « Transports publics, qui doit vraiment payer » fera dialoguer élus et experts afin de dessiner des solutions à moyen et long termes. Elle a lieu jeudi 8 juin de 9 heures à 10 h 30 au Pavillon de l’Arsenal, à Paris. Y participeront : Bruno Bernard, président de la Métropole de Lyon, Arnaud Bertrand, président de l’association Plus de train, Anna Deparnay-Grunenberg, députée européenne, Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la maire de Paris, Pia Imbs, présidente de l’eurométropole de Strasbourg, Sébastien Munafò, géographe (université de Neuchâtel) et docteur ès sciences (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne), David Valence, président du Conseil d’orientation des infrastructures, député des Vosges, Patricia Vergne Rochès, maire de Coren-les-Eaux, Jon Worth, journaliste, blogueur et enseignant et Thierry Mallet, président de Transdev.

Cette conférence est organisée par Le Monde en partenariat avec Transdev et France urbaine. La conférence sera suivie de la visite de l’exposition « Paris, la métropole et ses projets ».

Source: Le Monde