Les immigrés pris au piège de la montée du nationalisme turc à l'approche du second tour

May 26, 2023
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Présidentielle en Turquie

À deux jours du second tour de l’élection présidentielle en Turquie, l’opposition fait monter les enchères sur la question migratoire et la présence dans le pays de millions de Syriens ayant fui la guerre. Dans les quartiers d’immigrés d'Istanbul, ce discours xénophobe pousse les étrangers ou les citoyens turcs récemment naturalisés dans les bras du président Recep Tayyip Erdogan.

"Les Syriens vont partir, faites votre choix", proclame cette affiche de campagne du candidat de l'opposition Kemal Kilicdaroglu, à Istanbul, le 25 mai 2023.

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Dans un restaurant afghan du quartier populaire de Zeytinburnu, à Istanbul, l'arôme du kabuli pulao – un mélange enivrant de riz fumant, d'agneau mariné et d'amandes grillées – se mêle à l’odeur des herbes délicatement parsemées sur des boulettes de raviolis mantu.

Un unique serveur apporte des verres de "çai zafran" – thé au safran – avec un sourire radieux. Mais il n'y a presque personne cet après-midi et les rares clients attablés ont d’autres préoccupations que les doux effluves provenant de la cuisine.

"Je le sens. Je le sens. Je l'entends, ça monte depuis plusieurs mois", s’inquiète Mansour Tawab* en sirotant son thé digestif.

Mansour Tawab dans un restaurant afghan du quartier de Zeytinburnu à Istanbul, le 25 mai 2023. © Leela Jacinto, France 24

Mansour Tawab fait ici référence à l'odeur nauséabonde de la vague ultranationaliste qui submerge la campagne turque à l'approche du second tour de la présidentielle du 28 mai entre le président sortant, Recep Tayyip Erdogan, et le candidat de l'opposition, Kemal Kilicdaroglu.

Titulaire d’une carte de séjour, ce ressortissant afghan de 37 ans peut légalement vivre et travailler en Turquie mais ne peut pas voter. Cependant, les discours politiques qui ont fleuri dans l’entre-deux-tours l’ont profondément heurté et ont remis en cause ses convictions les plus enracinées.

L’économie au second plan

Les élections turques de 2023 étaient censées se focaliser sur l'économie, l'opposition faisant campagne sur la baisse du niveau de vie et l'inflation galopante, causée, selon elle, par la politique monétaire peu orthodoxe du président Erdogan qui, malgré la hausse des prix, a voulu maintenir des taux d'intérêt faibles.

Mais au cours des semaines de tension qui ont précédé le second tour de dimanche, un nationalisme sans complexe a relégué l'économie au second plan, les réfugiés devenant une cible de choix pour des candidats tentant de rallier les différentes franges de l’ultranationalisme turc.

Cette manœuvre électoraliste a notamment conduit le social-démocrate Kemal Kilicdaroglu à muscler sa rhétorique antiréfugiés et à nouer des alliances contre nature avec l'extrême droite. Mercredi, Ümit Özdag, chef du Parti de la victoire, une formation xénophobe créée en 2021 et appelant à expulser tous les réfugiés, a apporté son soutien à Kemal Kilicdaroglu dans la dernière ligne droite de cette course au vote nationaliste.

Lors de l’annonce de cette alliance à Ankara, Ümit Özdag a déclaré que son parti et Kemal Kilicdaroglu s'étaient mis d'accord sur un plan visant à renvoyer les migrants dans un délai d'un an "conformément au droit international et aux droits de l'Homme".

04:21 "Je vote pour l'avenir de mon pays" : les Turcs appelés aux urnes pour le second tour © Samia Metheni/France 24

"Une chance de vivre à nouveau"

Six ans après son arrivée en Turquie en 2012, Ahmad Ajjan, un traducteur de 44 ans originaire d’Alep, a obtenu une nouvelle nationalité et un nouveau nom. Son patronyme syrien posait problème dans son pays d’adoption. "Ajjan" ressemble en effet beaucoup au mot turc "ajan", qui signifie agent ou espion. Un fonctionnaire de l’immigration lui a donc demandé de choisir un nom de famille turc et, dans l'enthousiasme du moment, celui-ci a opté pour "Erdogan".

Ajjan fait donc coexister deux noms reflétant sa double identité. "Je suis Ahmad Ajjan et mon nom officiel est Ahmet Erdogan", explique-t-il.

En revanche, sa couleur politique est sans équivoque. "Je soutiens Erdogan parce qu'il m'a donné une chance de vivre à nouveau", déclare-t-il, rappelant qu'il a fui la répression du président syrien Bachar al-Assad contre les manifestants et les militants antigouvernementaux.

Supporter inconditionnel du président turc, Ahmad Ajjan se sent toutefois aujourd'hui en porte-à-faux avec son nouveau nom turc. "Je suis très heureux lorsque je rencontre des partisans du président Erdogan. Je suis très malheureux lorsque je rencontre des opposants à Erdogan", explique-t-il.

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Il estime que son nouveau nom de famille lui a parfois coûté des emplois dans le secteur de la traduction. "Certaines personnes m'ont dit qu'avec ce nom, il était impossible d’envisager de retravailler avec moi", raconte-t-il.

Ahmad Ajjan a voté pour Recep Tayyip Erdogan lors de l'élection présidentielle de 2018 et du premier tour de l'élection de 2023, le 14 mai. Dimanche, il votera à nouveau pour le dirigeant qui lui a offert la possibilité de vivre en sécurité, dit-il.

"Erdogan a un programme, il a un plan pour 2050, 2071, ces politiciens de l'opposition n'ont pas de projet après l’élection. Par ailleurs, je soutiens Erdogan pour une autre raison : d'un point de vue islamique, il soutient les musulmans du monde entier", affirme Ahmad Ajjan.

"Mettre tout sur le dos des Syriens"

Recep Tayyip Erdogan a été l'un des principaux soutiens des groupes anti-Assad pendant la guerre en Syrie et a offert un refuge aux musulmans majoritairement sunnites qui fuyaient le régime baasiste. La Turquie est ainsi devenue le seul pays voisin de la Syrie à accorder massivement la citoyenneté aux Syriens.

Mais petit à petit, le ressentiment des Turcs, frappés par une profonde crise économique, a commencé à croître vis-à-vis de ces étrangers bénéficiant de la gratuité de l'éducation et des soins de santé. Avec 3,7 millions de réfugiés sur son sol, la Turquie est aujourd'hui le plus grand pays d'accueil au monde, selon les Nations unies.

Au sein de la population, certains ont même soupçonné Recep Tayyip Erdogan de vouloir accroître sa base électorale grâce à ces nouveaux arrivants. Depuis le soulèvement de 2011 contre le régime de Damas, la Turquie a accordé la citoyenneté à plus de 200 000 Syriens, selon le ministère de l'Intérieur. Un chiffre insignifiant d’un point de vue électoral dans ce pays de 84 millions d'habitants.

"Les Turcs aiment profiter de la vie. Lorsque la situation économique devient difficile, ils se plaignent. Et quand ils se plaignent, ils mettent tout sur le dos des réfugiés syriens", regrette Ahmad Ajjan "Erdogan".

Lors des élections parlementaires du 14 mai, les nationalistes et les ultranationalistes ont remporté 22 % des voix, ce qui a placé des acteurs politiques tels que Ümit Özdag et le candidat à la présidentielle Sinan Ogan dans une position de faiseurs de roi avant le second tour de dimanche.

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Quelques jours après le premier tour, alors que l'opposition avait encore du mal à digérer le score de 49,5 % des voix obtenu par Recep Tayyip Erdogan, Kemal Kilicdaroglu a publié une vidéo de campagne dans laquelle il promet de renvoyer "dix millions de réfugiés" chez eux s'il remporte l'élection.

"Je suis très inquiet pour mon avenir"

Au cours d'un somptueux déjeuner afghan dans le quartier de Zeytinburnu à Istanbul, Mansour Tawab se décrit comme un homme de gauche, favorable à Kemal Kilicdaroglu et opposé au tournant autoritaire du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.

En août 2021, lorsque les Taliban ont à nouveau pris le contrôle de l'Afghanistan, Mansour Tawab se trouvait en Turquie, où il achevait un master en administration des affaires. Le jeune Afghan, qui travaillait avec des ONG à Kaboul, n’a depuis jamais remis les pieds dans son pays et n'a pas revu sa famille depuis deux ans.

Le discours de Kemal Kilicdaroglu sur les "dix millions de réfugiés" a fait l'effet d'un coup de poignard, explique Mansour Tawab. "Je suis vraiment déçu par son discours. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Nous sommes ici pour apporter de la valeur ajoutée, pour travailler dur, et on nous demande de partir tout de suite juste pour obtenir des votes. Je suis très inquiet pour mon avenir", explique-t-il.

En tant qu'Afghan qualifié travaillant à distance depuis Istanbul pour une entreprise américaine, Mansour Tawab est mieux loti que bien d’autres de ses compatriotes. Mais avec la montée du sentiment antimigrants, même Mansour Tawab n'est pas épargné par les discriminations et le harcèlement policier.

"Je vis à une dizaine de kilomètres [du quartier de Zeytinburnu]. J'avais l'habitude de venir ici pour manger, mais aujourd'hui, je ne viens plus aussi souvent parce que j'ai peur", explique-t-il.

Zeytinburnu est depuis longtemps un quartier d'immigrés afghans, symbole des liens historiques et culturels existant entre les deux pays. Au cours des dernières années, il est devenu un point de départ pour ceux qui tentent de rejoindre l’Europe. Alors que les membres les plus aisés de la communauté vivent dans d'autres quartiers d'Istanbul, la cuisine authentique de Zeytinburnu continue d’attirer de nombreux Afghans désireux de retrouver le goût de leur pays.

Zeytinburnu est depuis longtemps un quartier d'immigrés afghans, symbole des liens historiques et culturels existant entre la Turquie et l'Afghanistan. © Leela Jacinto, France 24

"Lorsque je viens ici, j'ai toujours sur moi trois documents d'identité : ma carte de résident, mon permis de conduire et mon passeport. Je suis un résident légal, mais j'ai toujours peur d'être arrêté. La police nous contrôle sans arrêt pour vérifier nos papiers d'identité, et parfois, même lorsque nous avons des papiers d'identité valides, nous sommes emmenés au centre de détention et retenus pendant des heures avant d'être relâchés", déplore-t-il.

Il avoue que cette campagne électorale a fait vaciller son sentiment de sécurité et ses idéaux politiques. "Je comprends pourquoi Kemal Kilicdaroglu agit de la sorte. Je comprends pourquoi les citoyens n'apprécient pas que cinq millions de réfugiés arrivent et bénéficient d'une éducation et de soins de santé gratuits", explique-t-il.

"Mais aujourd'hui, je préférerais qu'Erdogan remporte cette élection", poursuit Mansour Tawab. "C'est un souhait très égoïste mais ma vie et ma sécurité sont plus importantes que de savoir qui dirige ce pays."

(* Le nom a été modifié.)

Article adapté de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.

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Source: FRANCE 24