S’aimer comme on se quitte : " Je lui propose de partager ma chambre, dans ce pays déchiré "

May 27, 2023
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LÉA DE RUFFRAY

Premier jour

J’ai déjà couvert des guerres, mais celle-là est un cran au-dessus. Quand les bombes sont tombées sur Kiev, le 24 février 2022, je me suis tout de suite proposée pour partir en mission et documenter le conflit. A l’étranger, les journalistes travaillent avec des fixeurs, des guides locaux, qui servent à la fois de traducteur, de chauffeur et de négociateur. Sans eux, nous ne pouvons presque rien faire.

J’arrive en Ukraine le lendemain de mon anniversaire, à Lviv, dans l’ouest. Je n’ai pas vraiment le temps de réaliser ce qui se passe, je suis comme le pays que je viens de rejoindre, je vis l’énorme choc et la sidération de cette attaque. On rejoint Kiev quasi assiégée en montant dans les camions de blé des paysans qui ravitaillent la ville. Sur place, c’est surréaliste : une immense capitale aux larges avenues, très étendue, vide. Il y a une atmosphère de veillée d’armes, mais quand je vois la taille de Kiev je me rassure en pensant que les Russes ne sont pas au bout de leurs peines.

On va ensuite à Irpine, en banlieue, pour raconter ces familles qui se déchirent pour savoir s’il faut partir ou rester. Je me souviens d’une mère qui hésitait : elle est morte le lendemain, tuée par un obus à l’endroit où on l’avait interviewée. Il faut qu’on trouve un fixeur, je demande à une fixeuse ukrainienne si elle connaît quelqu’un. Elle me parle d’un copain artiste. Je lui donne rendez-vous tôt le lendemain matin.

Dans la nuit, une usine est bombardée dans le centre de Kiev. Je dois aller y faire des directs, plantée devant cet immense bâtiment. Je le vois arriver, silhouette longiligne, cheveux gris blancs, bonnet sur la tête, beau. Pavlo est différent des autres : il est anglophone – il a vécu aux Etats-Unis –, il s’en tient aux faits, pas comme les Ukrainiens qui donnent souvent leur opinion avant les faits. Il est très motivé aussi, convaincu de mener une mission importante, celle de faire le médiateur entre des journalistes français et les témoins et acteurs de la guerre chez lui. A 43 ans, Pavlo est coincé dans son pays, alors que sa copine s’est enfuie à l’étranger.

On prend ensuite la direction de Tchernihiv, où c’est plus dangereux. Le reportage de guerre est un arbitrage permanent entre la sécurité, évidemment, et les limites qu’il faut repousser. J’annonce à Pavlo qu’il doit devenir « mon double professionnel ». Et on s’entend bien. Notre dernière mission se termine, nous sommes de retour à l’hôtel, à Kiev. Je me souviens de ce couloir dans lequel on discute, de cette bière que je lui propose de partager dans ma chambre, de ce plaisir et de cet amour qu’on a du mal à s’autoriser dans un pays déchiré par le risque, la souffrance et la mort.

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Source: Le Monde