Les réfugiés syriens, boucs émissaires de la présidentielle turque
Reportage
Accueillis à bras ouverts par la Turquie au début de la guerre, les Syriens se sont retrouvés au centre des surenchères politiques de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle, sur fond de nationalisme exacerbé et de montée d’un sentiment antimigrants.
Publicité Lire la suite
De notre envoyée spéciale à Istanbul,
Dans les rues d’Ikitelli, les enseignes en arabe se font discrètes, en dépit de l'importante communauté syrienne qui vit dans cette banlieue populaire de la rive européenne d'Istanbul. Ces dernières années, le gouvernement a limité à 25% la présence de la langue arabe sur les devantures des commerces. Dans son salon de coiffure, Abdullah termine de tailler une barbe, mais l’ambiance est plus calme qu’à l’accoutumée. La surenchère électorale autour du retour des Syriens pèse sur l’atmosphère.
« Tout ça a un impact sur les affaires, témoigne le père de famille arrivé de Syrie en 2014. Je pense que j’ai eu 40 à 50% de clients en moins ces jours-ci. » Dans le quartier, où la majorité a voté pour président sortant au premier tour, le temps est comme suspendu, raconte Abdulla. « Les commerçants n’achètent plus de marchandises. On attend les résultats des élections, tout le monde ne parle que de ça. Je suis très stressé parce qu’on ne sait pas ce qu’il va se passer, on voit partout ces affiches qui disent qu’on va nous renvoyer. Des clients me racontent que des gens leur disent : on va vous renvoyer chez vous ! On sent une certaine fébrilité au sein de notre communauté. C’est comme si on allait devoir préparer nos valises et partir en Syrie. »
« Les Syriens partiront ! »
Dans l’entre-deux-tours, les deux candidats à la présidentielle ont durci le ton sur les réfugiés pour tenter de récupérer les 5,2% de voix de Sinan Ogan, le dissident du parti d'extrême droite Parti d’action nationaliste (MHP) arrivé troisième au premier tour.
Partout dans les rues d’Istanbul, de nouvelles affiches du candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu sont apparues, annonçant en lettres capitales : « Les Syriens partiront ! » ou encore « Nous protègerons nos frontières ! ». De quoi faire monter encore la pression sur les quelque 3,3 millions de réfugiés syriens qui vivent en Turquie sous le statut de réfugiés temporaires, selon les chiffres donnés ces jours-ci par le gouvernement. Un nombre auquel il faut ajouter ceux qui ont obtenu la nationalité turque – 230 000 personnes –, ainsi que les sans-papiers dont les estimations varient.
Plus qu’un thème de campagne, la question des migrants est devenue au fil de la campagne le plus petit dénominateur commun entre les partis politiques. « Je renverrai tous les réfugiés chez eux dès mon arrivée au pouvoir, a ainsi promis le chef de file du Parti républicain du peuple (CHP) Kemal Kiliçdaroglu au lendemain du premier tour, se fendant d'un discours particulièrement offensif : « S’ils restent, plus de 10 millions de réfugiés supplémentaires arriveront en Turquie. Vous vous rendez compte ? S’ils restent, le dollar vaudra 30 livres turques, un pain coûtera 10 livres, la misère s’aggravera, ces clandestins, ces réfugiés se transformeront en machines à commettre des crimes, les pillages commencerons… Vous vous rendez compte ? S’ils restent, nos villes passeront sous le contrôle des réfugiés, des clans mafieux, et des barons de la drogue. Vous vous rendez compte ? S’ils restent, les féminicides augmenterons et les jeunes filles ne pourront plus se promener seules dans les rues. »
De son côté, avec une rhétorique plus humanitaire, le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé le 25 mai travailler sur un projet de construction de logement dans le nord de la Syrie qui doit permettre le retour « volontaire » et « dans le respect des droits humains » d’un million de réfugiés syriens.
En attendant le verdict des urnes et face à une opinion publique turque chauffée à blanc par des discours de plus en plus agressifs, la communauté syrienne n’a d’autre choix que de faire profil bas, explique Taha Elghazi, un activiste syrien cofondateur de la plateforme pour les droits des réfugiés. « Depuis le 14 mai [premier tour de la présidentielle], il y a une atmosphère de peur dans la société parce que dans les rues, dans les parcs, sur les murs des écoles sont placardées ces affiches fascistes qui nous prennent pour cible. Des familles me racontent qu’elles n’envoient plus leurs enfants à l’école de peur qu’ils ne subissent des réflexions de leurs camarades turcs. Dans certains quartiers, poursuit-il, les ouvriers hésitent à aller au travail car ils ont peur d’être attaqués par des groupes extrémistes en rentrant chez eux. »
Basculement
Pourtant les Syriens n’ont pas toujours été persona non grata en Turquie. Au début de la guerre, en 2011, le président Recep Tayyip Erdogan, a ouvert grand les portes à ses « frères », accueillant les Syriens fuyant les combats en « invités ». En 2016, le pouvoir turc a même signé un accord migratoire avec l’Europe où il s’engageait à accueillir tous les migrants illégaux venus de son territoire et arrêtés en Grèce. En retour, Bruxelles s’était engagée de son côté à financer à hauteur de 6 milliards d’euros l’accueil et l’accompagnement des réfugiés sur le sol turc.
Mais la guerre a duré, les Syriens ont continué d’arriver et surtout ils sont restés. « Il y a eu un basculement de l’ensemble de l’opinion et de tous les partis politiques sur cette question autour de 2019-2020, estime Jean-François Pérouse, enseignant-chercheur à Istanbul, ancien directeur de l'Institut français d'études anatoliennes. On a entendu des ténors du pouvoir et de l’AKP dire la nécessité d‘un retour des réfugiés syriens, en totale rupture avec le discours très généreux, inclusif, qui était jusqu’alors tenu par le parti au pouvoir. Après 2019, la parole s’est un peu libérée, et ce qui était un peu un tabou, sauf dans des factions un peu extrêmes, s’est banalisé dans l’opinion. »
Il pointe un « double amalgame » dont seraient victimes les Syriens : d'une part assimilés aux illégaux, ils font aussi les frais de la montée en Turquie d’un sentiment anti-arabe, liée à une présence de plus en plus visible de touristes, d’investisseurs, plutôt issus des pays du Golfe.
Surtout, la crise économique et monétaire exceptionnelle que vit la Turquie est passée par là, rendant parfois la cohabitation insoutenable. À Istanbul ou Ankara, cette hostilité croissante a même conduit à des émeutes ou des lynchages. En août 2021, dans le quartier d’Altindag, dans la capitale turque, la mort d’un jeune Turc poignardé par un migrant présenté comme syrien avait ainsi entraîné des attaques contre les logements et commerces des réfugiés.
« Le discours de haine a toujours existé, mais pas si fortement, explique Seba Abdullatif, arrivée en 2011 et membre de l'ONG Syrie Forum. Après la pandémie et avec la crise économique, ce discours s'est renforcé. La société a essayé de chercher un responsable à ses problèmes, de trouver un bouc émissaire. Et ils ont choisi ceux qui était les plus faibles. » Aujourd’hui, selon des études récentes, plus de 85% de la population turque souhaite le retour des Syriens dans leur pays.
Accusés de tous les maux
Ce sentiment de « racisme ordinaire », Adnan qui vit dans un quartier populaire où est installée une forte population immigrée, a voulu nous l’expliquer. Pour ce serveur dans un joli café du centre touristique d’Istanbul, les réfugiés sont responsables de nombreux maux de la société turque actuelle : leur présence a fait exploser le prix des loyers ; elle a aussi eu un impact sur la scolarité de ses enfants, les petits arabophones faisant, selon lui, baisser le niveau. Adnan a aussi l’impression que ces populations vivent mieux que les Turcs, sont mieux lotis.
Enfin et surtout, il craint pour la sécurité de sa famille. « Quand je pars travailler, ma femme et mes enfants restent sans protection. Qui sait si on ne va pas venir les harceler ou les agresser ? » Lui n’a jamais rencontré de problème mais ce sentiment d’insécurité est nourri par les vidéos qui pullulent sur les réseaux sociaux. « Je veux que le gouvernement renvoie les criminels mais évidemment qu’il protège les femmes et les enfants qui se sont réfugiés ici pour fuir la guerre », résume-t-il finalement. Mais il en est sûr : si les réfugiés rentrent, sa vie s’améliorera : « ils coûtent beaucoup à notre État qui les aide alors que c’est la crise. » En réalité, les droits des réfugiés syriens se limitent à l'accès à l'éducation et aux soins gratuits.
Des fantasmes souvent entretenus par les discours politiques eux-mêmes. Certains, comme le maire CHP d’Antakya, Lütfü Savas, n’hésitent pas à agiter la menace d’un « grand remplacement » version turque. « Si cela continue comme ça, les Turcs vont devenir une minorité, avait-il affirmé l’année dernière, affirmant que « trois nouveaux sur quatre » dans la région sont des petits Syriens.
Même s’il est vrai que l’arrivée des Syriens a créé une forte concurrence sur le marché du travail, souligne Jean-François Pérouse. « L’arrivée d’une main d’œuvre abondante a fait baisser les rémunérations dans le secteur agricole et industriel ou encore dans les ateliers textiles d’Istanbul. Le milieu entrepreneur, très lié à l’AKP, utilisait, voire exploitait cette main d’œuvre syrienne, réputée docile et réputée accepter des conditions de travail moindres. »
L'ombre du retour en Syrie
Aujourd’hui, les deux camps ont fait du retour des Syriens l’enjeu principal de ces élections. « On peut imaginer des mises en scène avec des déportations juste après les élections pour soulager l’opinion publique, s’inquiète Solène Poyraz, doctorante à en études politiques à l’EHESS, qui a travaillé sur les discours politiques dans le cadre de sa thèse. Et dans ce cas, ce ne seront pas forcément les Syriens qui en feront les frais, mais des migrants qui ne sont pas forcément enregistrés, qui n’ont donc pas de droits et qui sont plus invisibles, comme les Afghans ou les Pakistanais. »
« La politique de retour a déjà commencé », rappelle l'activiste syrien Taha Elghazi. Ankara a entamé une négociation avec le régime de Bachar el-Assad. Un rapport d’Human Rights Watch a établi en 2022 que les autorités turques avaient arrêté arbitrairement et renvoyé en Syrie des centaines de réfugiés syriens entre février et juillet de cette année-là. L’activiste fustige aussi la responsabilité de l’Union européenne qui, par des marchandages, a fait peser une pression économique et sociale sur la Turquie.
« Cette question du retour me fait très peur, confie Abdulla, le coiffeur de Ikitelli. Kiliçdaroglu dit qu’il va nous renvoyer là-bas, mais ce serait nous envoyer à la mort ! Il ne se soucie pas de ce qui pourrait nous arriver. Ici, je suis un invité, j’essaie seulement de mener une vie tranquille avec ma femme et mes enfants. Je ne suis pas venu pour déranger les gens. Si les conditions étaient bonnes, j’aimerais rentrer dans mon pays bien sûr », assure-t-il.
« J’ai peur de ce qui va arriver à ma famille, à mon travail, à mon revenu, témoigne aussi Seba Abdullatif. Mais surtout j'ai peur en pensant à ce qui va nous arriver si nous rentrons en Syrie, parce qu'ici j'évolue dans un milieu d'opposants. Et si nous rentrons en Syrie, nous allons sûrement en payer les frais. » Envisage-t-elle de partir ailleurs, plus à l’Ouest ? La jeune femme laisse entrevoir un sourire résigné : « Mais qui va nous accepter ? Si on nous renvoie d’ici, nous n’aurons nulle part où aller. »
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail Je m'abonne
Source: RFI