Le succès de l'Ozempic ou le retour de l'injonction à la maigreur

June 01, 2023
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Avec son nom qui semble sorti d'un album d'Astérix, l'Ozempic s'est acquis en quelques mois une réputation de potion magique sur le marché très encombré des produits minceur. Ce médicament destiné à l'origine aux patients atteints d'un diabète de type 2 s'est révélé à l'usage un puissant agent amaigrissant.

L'Ozempic contient du sémaglutide, une substance active qui permet de réguler la glycémie en stimulant la sécrétion de deux hormones, l'insuline et le glucagon, en fonction des besoins de l'organisme. Il réduit l'appétit et ralentit la digestion avec un effet coupe-faim. Les patients traités à l'Ozempic perdent en quelques semaines une quinzaine de kilos.

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Détourné de son usage thérapeutique, cet antidiabétique providentiel est devenu la star des cures d'amaigrissement. La rumeur n'a pas tardé à se répandre sur les réseaux sociaux jusqu'à prendre l'ampleur d'un véritable phénomène de société. Le Dr Paul Jarrod Frank, un dermatologue, confiait au New York Times en janvier: «Nous n'avions pas vu un médicament sur ordonnance susciter autant de discussions dans les cocktails et les dîners depuis que le Viagra est arrivé sur le marché.»

Les médias parlent d'une «ère Ozempic», qui pourrait signifier bien plus qu'une mode ou un nouveau régime diététique, un nouveau rapport à son propre corps.

Depuis plusieurs mois, des vidéos circulent sur Instagram montrant des femmes s'injectant de l'Ozempic dans le ventre à l'aide d'un petit stylo bleu, surnommé le «skinny pen», le «stylo minceur» en français. Sur TikTok, le hashtag #ozempic culmine à plus d'un milliard de vues. La demande mondiale de ce remède providentiel a explosé, provoquant des ruptures de stocks dans les pharmacies et privant les patients diabétiques d'un médicament essentiel.

Épidémie hollywoodienne

Tout est parti d'Hollywood où l'«Ozempic-mania» s'est emparée des A-listers (les plus célèbres des célébrités), transformant en quelques semaines les corps des stars bodybuildés en ados au ventre plat et aux joues creuses. Elon Musk a avoué avoir pris de l'Ozempic et perdu environ 13 kilos grâce au médicament. Lors de la cérémonie des Oscars le 13 mars 2023, le présentateur Jimmy Kimmel s'est amusé de cet engouement collectif en contemplant l'assistance: «Tout le monde a l'air si bien. Quand je regarde autour de moi dans cette salle, je ne peux pas m'empêcher de me demander: “Ozempic est-il fait pour moi?”»

L'actrice Mindy Kaling (de la série The Office) et Lady Gaga sont apparues amaigries à cette même cérémonie. L'opulente Kim Kardashian, qui a imposé pendant la dernière décennie un nouvel idéal du corps féminin, s'est métamorphosée de manière spectaculaire. Au Met Gala de 2022, elle est apparue dans la robe de Marilyn Monroe délestée d'une dizaine de kilos, un résultat obtenu en trois semaines selon ses dires. Mais elle a démenti avoir eu recours au remède miracle, sans doute pour ne pas minimiser le mérite d'un tel exploit.

«J'ai supprimé le sucre, la malbouffe et les aliments frits de mon alimentation», a déclaré la star de la télé-réalité, qui a révélé qu'elle se réveillait tous les jours et effectuait des exercices à 5h du matin avec son entraîneur de fitness. Sa sœur Khloé a publié des photos sur lesquelles elle a l'air aussi mince et blonde qu'une Barbie. Mais elle aussi s'est défendue d'avoir eu recours à Ozempic: «Ne discréditons pas mes années de travail», a-t-elle commenté sans la moindre ironie.

Car l'injonction de la minceur ne doit pas dissimuler l'impérieux devoir de l'exercice. La star de la télé-réalité n'a pas «la beauté facile», comme l'écrit Paul Éluard. Elle ne l'assied pas sur ses genoux, elle la gagne par son travail. C'est une abeille ouvrière du glamour. Mais à quoi bon tant d'efforts? S'agit-il seulement d'être belle ou célèbre?

Retour aux années 2000

Quelle injonction est à l'œuvre dans ce désir de maigreur que révèle la frénésie Ozempic? Roland Barthes avait une théorie intéressante sur l'idéal de maigreur. Vouloir être maigre, c'était, selon lui, la forme la plus naïve du «vouloir être intelligent». On ignore si c'est le cas des Kardashian, mais si l'intelligence désormais se mesure à la «performativité» des individus, la maigreur est peut-être le symptôme d'un «vouloir être performant».

Le succès de l'Ozempic ne doit rien au hasard. Il accompagne un changement d'idéal type corporel, un retour aux années 2000 et à l'injonction de la maigreur qui a tant fait polémique sous le signe de l'«heroin chic». Lors de la fashion week parisienne (printemps-été 2023), l'esthétique Y2K, abréviation de «Year 2000», a imposé le retour en force de la maigreur sur les podiums. Sur TikTok, le hashtag #y2k compte près de 19 milliards de vues.

Le défi n'est plus de «rester soi-même» dans un environnement changeant, mais de changer sans cesse et de s'adapter aux changements.

Et dans ce retournement, les Kardashian jouent un rôle majeur. Car elles mettent en scène non seulement un retour à la minceur des années 2000 mais plus encore que la minceur, la capacité à se métamorphoser par l'effort, l'exercice et la privation.

Pour en prendre la mesure, il faut rappeler, comme le fait drôlement l'essayiste Jia Tolentino dans le New Yorker, que «le corps féminin idéal de la dernière décennie, né de l'alliance impie d'Instagram et de la famille Kardashian, était aussi juteux et étrange qu'une pêche injectée de silicone… Une taille sculptée, un cul énorme, des hanches qui s'étendent généreusement sous un bikini échancré –et aussi le visage qui la surmonte, un hybride profilé d'un mannequin humain reconnaissable et d'un félin sexy.»

La beauté mobile

Les modèles transmis par la télé-réalité et les réseaux sociaux ne sont pas figées dans le temps, ils expriment le caractère précaire, éphémère, nomade, passager de toute activité (traduit dans le lexique de la révolution managériale par les mots de «mobilité», «adaptabilité», «lean production».) Le corps idéal doit être modelable à loisir, capable de se styliser, de se relooker sans cesse dans un morphing politique permanent.

Le défi n'est plus de «rester soi-même» dans un environnement changeant, mais de changer sans cesse et de s'adapter aux changements. Et pour cela, savoir rester maigre. Une maigreur synonyme d'adaptabilité, de flexibilité. Une maigreur d'avatar... Le sculpteur Marc Quinn avait fait poser Kate Moss pour une sculpture de glace destinée à fondre en quelques mois. Une figure de la «modernité liquide» théorisée par le sociologue Zygmunt Bauman et une forme d'anticipation de la magie Ozempic qui fait fondre les corps.

La beauté éternelle et immuable (est beau tout ce qui dure) cède la place à la beauté comme mobilité, adaptation (est beau tout ce qui change, s'adapte, se restructure). L'authenticité s'efface devant la parodie, la pureté devant le mélange. La perfection et l'imperfection échangent leur place. Les impératifs de l'intensification de soi (par addiction, excitation ou mobilisation) prennent le pas sur celles ancestrales de la conservation de soi. Si le mythe de Marilyn revisité par Andy Warhol reposait sur la duplication à l'infini du même visage, chargé soudain d'une ubiquité quasi divine, les mannequins d'aujourd'hui défient le temps par l'aptitude à la métamorphose. Warhol avait créé un mythe de l'âge de la photocopieuse –pas de Marilyn sans Xerox; le mythe Ozempic, lui, est contemporain de Photoshop et des logiciels de morphing.

Le célèbre dermatologue Simon Ourian, ami et médecin des Kardashian, a raconté en avril au Hollywood Reporter qu'il voyait des patients arriver avec une peau affaissée et des fesses «dégonflées» après avoir perdu du poids trop rapidement sous l'effet de l'Ozempic. Il parlait même d'une nouvelle morphologie Ozempic, un nouveau corps Ozempic («Ozempic body»). Le dermatologue new yorkais Paul Jarrod Frank, évoque quant à lui un visage Ozempic («Ozempic face») pour décrire le vieillissement du visage dû à un amaigrissement trop rapide sous l'effet du médicament.

On imagine ce que Proust aurait pu faire d'une telle hybridation anthropomorphique de ses contemporains. Des corps d'ados sur des visages prématurément vieillis. Un «bal des têtes» au cours duquel le rajeunissement des corps se paierait en quelque sorte d'un vieillissement facial. Une métamorphose opérée non plus sous l'action du temps, mais sous celle de ce diable d'Ozempic.

Source: Slate.fr