L'ambiguïté de Sabalenka, ou quand la guerre en Ukraine s’immisce à Roland-Garros

June 08, 2023
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GÉOPOLITIQUE DU SPORT

De notre envoyé spécial Porte d'Auteuil – La Biélorusse Aryna Sabalenka, actuelle numéro 2 mondiale, va disputer, jeudi, la demi-finale de Roland-Garros. Si sur la terre battue, sa quinzaine se déroule dans le meilleur des mondes, en dehors des courts, il lui est reproché son positionnement ambigu sur la guerre en Ukraine et le président de son pays, l'autocrate Alexandre Loukachenko.

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Sur le court, Aryna Sabalenka est impériale, repoussant une par une ses adversaires jusqu'à atteindre la demi-finale qu'elle disputera, jeudi 8 juin, face à la Tchèque Karolina Muchova. En dehors,la Biélorusse esten revanche systématiquement rattrapée par la guerre en Ukraine, alors qu'elle préférerait se concentrer sur le tennis et que l’on oublie ses marques de soutien passées au leader autoritaire de son pays Alexandre Loukachenko, allié de Vladimir Poutine.

Après avoir esquivé par deux fois la conférence de presse d'après-match, invoquant sa "santé mentale", la Biélorusse s'y est présentée à la surprise générale, mardi 6 juin, dans la foulée de son quart de finale victorieux face à l'UkrainienneElena Svitolina.

"Je ne veux être qu'une joueuse de tennis"

"Je n'ai que 25 ans. Si je voulais être une femme politique, je ne serais pas ici. Je ne veux pas être embrigadée dans la politique. Je ne veux être qu'une joueuse de tennis", a-t-elle déclaré, dans une réponse millimétrée, disant qu'elle ne s'était pas "sentie en sécurité" précédemment en conférence de presse.

Il faut dire que la jeune femme n'a pas été ménagée. Dans un échange tendu après son deuxième tour victorieux contre sa compatriote Iryna Shymanovich, une journaliste ukrainienne lui avait demandé de justifier ses liens avec Alexandre Loukachenko, dont le régime mène une répression implacable contre les voix critiques dans son pays et soutient la Russie dans son invasion de l'Ukraine. Le tour précédent, elle avait dû commenter le refus de serrer la main de son adversaire du jour, Marta Kostyuk, une autre Ukrainienne. Cette dernière avait indiqué "ne pas [la] respecter", lui reprochant de ne pas prendre position clairement contre la guerre en Ukraine.

Dans cette longue partie où les Russes, Biélorusses et Ukrainiens se renvoient la balle depuis des mois, le public de Roland-Garros a adoptéune attitude paradoxale. Particulièrement bruyants cette année, les supporters français poussent les joueuses ukrainiennes quand elles se retrouvent face à des Russes et Biélorusses mais les huent lorsqueces mêmesUkrainiennes refusent de serrer la main de leur adversaire à la fin du match.

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"Il y a deux réalités qui se confrontent : celle du sport, avec ses valeurs de fair-play et de tolérance, et celle de la guerre. Le public semble être sensible aux deux", analyse Lukas Aubin, directeur de recherche à l'Iris, auteur du livre "Géopolitique de la Russie", aux éditions La Découverte.

À la fin de son quart de finale, Aryna Sabalenka a cultivé l'ambiguïté en allant se planter très ostensiblement au filet pour attendre la poignée de main de son adversaire, qui n’est jamais venue. Un "instinct" s'est-elle défendue, repoussant l'idée d'un piège tendu à Elina Svitolina, qui ne fait jamais une entorse à sa règle, même en face de la Russe Daria Kasatkina qu'elle respecte pour sa prise de position radicale contre la politique de son pays d'origine.

"Je ne sais pas pourquoi elle m'attendait. Dans toutes mes conférences de presse, j'exprime ma position de manière très claire" a réagi celle qui refuse de serrer la main à certaines de ses adversaires par respect pour ses compatriotes "qui sont sur la ligne de front en ce moment, qui me [regarderait alors] faire comme si de rien n'était".

Svitolina : "Je ne sais pas ce qu'elle (Sabalenka) attendait (au filet). Ma position est très claire sur les poignées de main. Je m'attendais aussi à être sifflée. Aucune surprise. En restant au filet, ça a "aggravé" le truc ? Je crois, malheureusement." https://t.co/ySGPeOoxwy — Quentin Moynet (@QuentinMoynet) June 6, 2023

Elle n'a pas été surprise par les sifflets du public : "Je n'essaie pas de m'échapper, j'ai ma position forte. Je suis très claire à ce sujet. Je ne vais pas essayer de gagner l'appréciation du public en trahissant mes propres convictions fortes et ma position forte en faveur de mon pays."

Une longue histoire de soutien à L o ukachenko

Tout le contraire de Sabalenka qui paie ses liens, autrefois affichés, avec AlexandreLoukachenko. Selon l'agence d'État Belta, elle l'avait rencontréà l’occasion d’un tête à tête organisé à la demande de la joueuse.

En 2019, dans un entretien au média indépendant Tut.by - fermé depuis les manifestations de 2020 contre le pouvoir, et dont deux dirigeantes ont été condamnées récemment à douzeans de prison -, elle lui avait rendu hommage: "Évidemment, c'est bien de naître dans un pays où le président soutient le sport comme personne d'autre et est prêt à apporter son aide dans les moments difficiles."

Puis, le 31 décembre 2020, après une année marquée par l'écrasement de manifestations pro-démocratie en Biélorussie, Sabalenka participe, à Minsk, à un toast avec Loukachenko pour le Nouvel An, en compagnie d'autres personnalités soutenant le régime. À la même période, elle avait signé une lettre ouverte, comme 3 000 autres sportifs biélorusses, contre la création d'une "Union des sportifs libres de la Biélorussie" soutenant l'opposition politique.

Le président biélorusse salue régulièrement ses performances. En début d'année, il portait un toast en son honneur après sa victoire à l'Open d'Australie. Fin mars, il annonçaitqu'il allait "parler avec elle" après sa défaite au WTA 1 000 de Miami. Un soutien ostentatoire qui en devient gênant pour Sabalenka : "Je suis presque sûre que ça n'aide pas" à me rendre populaire, a-t-elle dit en avril à Stuttgart. "Je ne sais pas quoi dire parce qu'il peut commenter mes matches, il peut commenter ce qu'il veut."

Sabalenka : "Je ne soutiens pas la guerre donc je ne soutiens pas Loukachenko en ce moment." — Quentin Moynet (@QuentinMoynet) June 6, 2023

Pour son retour en conférence de presse à Roland-Garros, elle s'était donc préparée à cette épineuse question des liens avec le maître de la Biélorussie: "Nous avons joué beaucoup de matches de Fed Cup et il était à nos matches. Il prenait des photos avec nous après les rencontres. Rien de mal ne se passait à cet instant." Puis, en réponse à une autre question, elle a ajouté: "Je ne soutiens pas la guerre, ce qui signifie que je ne soutiens pas Loukachenko, en ce moment."

"Le piège de Coubertin"

"Il faut avoir conscience que ces joueurs ou joueuses sont potentiellement en danger si ils ou elles commencent à parler contre le régime, surtout en Biélorussie où le régime de Loukachenko met beaucoup l’accent sur le sport et l’utilise comme une plateforme," note Lukas Aubin. "Il est très difficile de prendre position contre ces régimes. Celles et ceux qui le font généralement ne reviennent pas dans le pays."

Pour éviter ces maux de tête géopolitiques, les instances internationales entretiennent le mythe de l'apolitisme du sport : "Le discours des instances internationales du sport est hypocrite, il repose sur un hiatus ancien, que l’on appelle le piège de Coubertin au moment où il crée les jeux. Il dit qu’ils doivent être séparés de la politique. Or lui-même les a politisés à outrance", dénonce Lukas Aubin.

Contrairement à de nombreux autres sports, la WTA et l'ATP, qui régissent respectivement le tennis féminin et masculin, ont été les instances les moins opiniâtres. Elles ont résisté aux appels visant à bannir les athlètes russes et biélorusses des compétitions internationales, leur demandant de concourir en tant que "neutres", sans drapeau ni hymne.

À Roland-Garros, cela se traduit de manière concrète : quand les joueurs et joueuses se présentent sur les courts, il n'est fait aucune mention de leur nationalité, tout comme dans le journal quotidien de la compétition. Sur les tableaux d'affichage, leurs noms apparaissent sans qu'ils soient suivis des trois lettres habituelles indiquant le pays d'origine. Une vexation qui donne l'impression à Aryna Sabalenkade "venir de nulle part".

Reste que le modèle séduit le CIO en vue des Jeux olympiques. Défendant son intention d'autoriser les athlètes russes et biélorusses à participer aux compétitions internationales, le président de l'instance, Thomas Bach, a suscité l'étonnement en citant le tennis comme exemple de cohabitation entre les trois belligérants de la guerre qui fait rage à l'est de l'Europe.

"Il y a une forme d’hypocrisie à mettre le tennis en avant, alors qu’on voit bien qu’à chaque confrontation entre athlètes ukrainiennes et russes ou biélorusses, il y a des tensions, des sorties verbales de part et d’autre, et une politisation à outrance", rappelle Lukas Aubin. "Le CIO cherche une solution, mais il n'y en a pas de bonnes pour l’instant."

En attendant, Aryna Sabalenka continue son chemin à Roland-Garros, un tournoi qu'elle n'a jamais remporté. En finale, elle pourrait affronter l'actuelle numéro 1, la Polonaise Iga Swiatek, et donc potentiellement prendre sa place en cas de victoire finale.Un hypothétique duel entre la volonté de séparer politique et tennis et celle de les lier, Iga Swiatek s'étant à de multiples reprises exprimée contre cette guerre qui se déroule à la frontière de son pays.

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Source: FRANCE 24