Ils sont morts au travail: comment les familles de ces victimes veulent faire bouger les lignes
Elle s’en souvient comme si c’était hier. "Le téléphone a sonné, il était 19 heures, on m’a annoncé que Benjamin était mort", souffle Caroline Dilly. Couvreur de profession, son fils est tombé de la nacelle qui l’avait hissé sur le toit. Une chute mortelle de 15 mètres. Il avait 26 ans.
"Ce jour-là, j’ai tout perdu", poursuit Caroline Dilly qui a créé, en novembre dernier, le collectif Familles : Stop à la mort au travail. Un groupe qui rassemble des proches de personnes disparues sur leur lieu de travail.
Désarroi et solitude
"Au début, j’étais complètement désemparée, se souvient Caroline. Très vite, j’ai eu besoin de me raccrocher à quelque chose, de me dire que ce n’était pas un accident, que cela aurait pu être évité."
La mère de Benjamin regrette que rien n’ait été fait pour elle ou le collègue de son fils, présent au moment du drame.
En s’informant sur Internet, elle découvre que d’autres se sont emparés de la problématique des morts au travail.
"J’ai découvert le blog de Matthieu Lépine", se souvient-elle. Depuis 2016, ce professeur d’histoire et géographie recense les morts au travail sur son fil twitter. Il a également publié un livre sur le sujet, "Hécatombe invisible", chez Seuil.
Les familles dont les proches sont morts au travail organisent une manifestation. Photo DR.
Partager sa peine
"Nous avons appris que des familles voulaient échanger sur le sujet, poursuit Caroline. C’est comme ça que nous nous sommes rendus compte, par exemple, que pour des histoires similaires, la prise en charge pouvait complètement différer."
Aux côtés de Caroline, une autre maman endeuillée, Fabienne, qui a perdu son fils Flavien, âgé de 27 ans, partage avec elle la présidence de l’association.
La page Facebook permet de fédérer d’autres familles. "On se soutient, on se parle, on découvre que des enquêtes s’éternisent."
"Moi, on m’a dit de me constituer partie civile, mais concrètement, ça veut dire quoi?, interpelle Caroline Dilly. Les familles ne savent pas quoi faire, comment agir, n’ont pas les moyens, aussi, de se payer un avocat." Des procédures contraignantes sur des faits mal définis, passés sous silence. Comme une deuxième mort pour ces victimes du travail.
Lors des procès, les membres du Collectif s’accompagnent les uns les autres.
"Avec Fabienne, nous sommes allées soutenir une famille à Caen, raconte encore Caroline Dilly. Avec nos photos dans les bras, dans la salle de tribunal, tout le monde était attentif, ça a rendu une certaine dignité à ce moment."
1164 morts du travail en France
Dans son rapport annuel 2022, l’Assurance maladie chiffre à 1164 le nombre de morts du travail en France.
Un chiffre qui comptabilise les décès dus aux accidents au travail, aux accidents de trajet et aux maladies professionnelles.
En 2021, 645 personnes sont mortes à la suite d’un accident du travail.
Un chiffre en augmentation entre 2020 et 2021 (+ 95 décès) mais plus faible qu’en 2019 (– 88 décès par rapport à 2019).
Ce sont les ouvriers les principales victimes, pointait du doigt un rapport de l’Observatoire des inégalités. Le risque qu’ils ont de mourir au travail est cinq fois plus grand. Un mal qui touche surtout les hommes, à 90%.
Un chiffre qui s’explique par le fait que les hommes travaillent davantage dans des secteurs dangereux comme la construction, l’agriculture, l’industrie minière.
"Un fait peu médiatisé rapporté à l’ampleur des souffrances qu’il entraîne dans la population", constatait encore l’Observatoire.
Cultiver la mémoire de leurs proches mais aussi, faire la lumière sur les circonstances de leur disparition est l'un de leurs objectifs. Photo DR.
Des causes multiples
Au fil des rencontres, des discussions, des partages d’expériences, la mère de Benjamin s’interroge.
"Mon fils était dans une nacelle à 15 mètres de hauteur, mais il n’avait pas le Caces (Certificat d'Aptitude à la Conduite en Sécurité)."
Les membres du Collectif l’assurent : "On est ici au carrefour de plusieurs problématiques."
Celle de l’organisation du travail, "comme pour ces ouvriers qui jonglent avec les règles de sécurité pour aller plus vite et obtenir une prime au rendement." Des entorses aux règles de sécurité qui coûtent parfois la vie.
"Il y a aussi un phénomène sociétal, celui de jouer les hommes forts, qui s’affranchissent des règles", constate Caroline Dilly.
Elle ajoute : "Difficile de dire non à un emploi quand vous avez des bouches à nourrir à la maison"".
Des conditions de travail difficiles à respecter et contrôler quand on sait que le nombre d’inspecteurs du travail a diminué de 6% ces 10 dernières années. Une baisse déplorée par la Cour des comptes dans un rapport en 2020.
"On demande de déclarer immédiatement les accidents du travail? constate encore Caroline Dilly. Dans un des cas qui nous a été rapporté, l’inspecteur du travail n’a pu se déplacer sur les lieux que 11 jours après la déclaration de l’accident. Comment voulez-vous que le juge puisse travailler convenablement?"
Prévention et tables rondes
Caroline Dilly a écrit à Brigitte Macron, Fabienne a été reçue au ministère du travail.
Seule, d’abord, puis avec une délégation du Collectif.
“On a aussi été reçues au ministère de la justice”, poursuit Caroline Dilly.
Une table ronde a été organisée à l’Assemblée nationale, avec des inspecteurs du travail, des élus et Matthieu Lépine.
"Débattre, c’est intéressant, on apprend des choses", souligne Caroline Dilly qui s’apprête à prendre la direction du Parlement européen, où elle doit être reçue par Marina Mesure, eurodéputée La France insoumise.
"On est très attentif à ce qu’on nous dit mais nous ne faisons pas de politique", continue Caroline qui souhaite avant tout des mesures concrètes, pas trop en décalage avec la réalité. Comme ça a été le cas avec ce guide de prévention de la sécurité au travail, "impeccable sur le papier mais qui reste inappliqué." Faute de volonté, faute de moyens.
Campagne de prévention mais aussi interdiction à certaines entreprises d’accéder à des marchés publics tant que la sécurité n’y est pas assurée, voilà quelques-unes des revendications que le Collectif a dores et déjà posées sur la table.
Mais la route est longue.
“On ne lâche rien, poursuit Caroline. De toute façon, on n’a plus rien à perdre.”
Source: Var-matin