Lu Shaye, un diplomate chinois peu diplomate

April 28, 2023
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Dans les années 1980, le leader chinois Deng Xiaoping citait volontiers une formule historique de la lointaine époque des «Trois Royaumes» (20-280): «Être discret sur ses capacités et ne pas étaler ses ambitions.» Ce n'est plus du tout le point de vue de la catégorie de diplomates de Pékin dont fait partie Lu Shaye, l'actuel ambassadeur de Chine en France, et qui se reconnaissent dans l'appellation «loups combattants».

Ils prônent une diplomatie vigoureuse au service du régime communiste chinois, car ils considèrent que leur pays est devenu une véritable puissance économique et doit donc affirmer haut et fort ses points de vue sur la scène internationale. C'est, selon eux, une revanche à prendre sur près de deux siècles où la Chine affaiblie a été tenue à l'écart de la marche du monde. Aux yeux de ces «loups combattants», l'Occident est systématiquement hostile à la Chine.

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L'ambassadeur Lu Shaye assume pleinement son appartenance à cette mouvance. En juin 2021, dans un entretien accordé au quotidien L'Opinion, il déclarait: «Je suis très honoré d'être qualifié de “loup combattant”, parce qu'il y a tant de hyènes folles qui attaquent la Chine.» C'est avec cet état d'esprit que le 21 avril, il était sur le plateau de LCI pour une interview dans laquelle il s'est s'éloigné par petites touches des positions habituelles de la diplomatie chinoise.

Gros dérapage sur la Crimée

Certes, il y résume en termes vifs la position officielle des dirigeants chinois quand il qualifie de «racontars» les millions de morts provoquées par le régime de Mao Zedong sous le Grand Bond en avant (1958-196). Interrogé, par ailleurs, sur la position d'Emmanuel Macron par rapport à Taïwan, il répète consciencieusement le discours habituel de Pékin sur l'appartenance de l'île à la Chine.

Mais ensuite, il commence à reprendre le discours du président russe Vladimir Poutine sur la Crimée. Ce territoire du sud de l'Ukraine était, affirme-t-il, «tout au début à la Russie». «C'est Khrouchtchev qui a offert la Crimée à l'Ukraine à l'époque de l'Union soviétique [en 1954, ndlr].» Quand cette dernière s'est écroulée en 1991, la Crimée était en effet ukrainienne. Après quoi, en 2014, elle a été envahie par les forces de Moscou. Remontant le fil de l'histoire, Lu Shaye estime donc que la péninsule était un territoire russe. Ce qui est juridiquement contestable, mais rejoint la position russe.

Darius Rochebin, le journaliste qui l'interviewe dans l'émission, lui parle alors des États de l'ex-Union soviétique devenus indépendants en 1991. Là, Lu Shaye conteste leur souveraineté. «Ces pays de l'ex-Union soviétique n'ont pas de statut effectif dans le droit international, parce qu'il n'y a pas d'accords internationaux pour concrétiser leur statut de pays souverains», insiste-t-il. Et il ajoute: «Il ne faut pas encore chicaner sur ce genre de problèmes. Le plus urgent est [...] de réaliser le cessez-le-feu.»

Le journaliste demande dès lors si l'ambassadeur accepterait que l'on dise «on chicane» dans le cas où la Chine serait amputée d'une partie de son territoire. Lu Shaye s'interrompt, se saisit d'un verre d'eau et en vient à dire que ce sont là des questions «pas si simples à évoquer en quelques mots» et dont il faut connaître «les tenants et les aboutissants». Signe qu'il a peut-être pris conscience d'avoir dérapé en mettant en cause les quatorze pays, outre la Russie, qui sont issus de l'ex-URSS. Il s'agit, entre autres, des trois pays Baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie), de l'Ouzbékistan, de l'Arménie ou encore du Kazakhstan. En Russie, il existe sans doute de la nostalgie. Ce sentiment est plus surprenant de la part d'un responsable chinois, dont le pays entretient d'importantes relations économiques avec eux.

La colère des États baltes

Les allégations de Lu Shaye sur LCI ont provoqué quantité de réactions. Dès le lendemain, le ministère français des Affaires étrangères déclarait dans un communiqué avoir «pris connaissance avec consternation» des propos de l'ambassadeur. Il demandait également au gouvernement chinois si ces dires reflétaient «sa position», précisant espérer que cela n'était pas le cas. Le Quai d'Orsay rappelait par ailleurs que l'annexion de la Crimée en 2014 est «illégale au regard du droit international» et soulignait que l'Ukraine a été reconnue, «dans des frontières incluant la Crimée, en 1991, par la totalité de la communauté internationale, Chine comprise, à la chute de l'URSS comme nouvel État membre des Nations unies».

Lundi 24 avril, Emmanuel Macron, qui participait à un sommet sur l'éolien offshore à Ostende (Belgique), a tenu à réagir à cette mise en cause, par Lu Shaye, du statut de pays souverain des États de l'ex-URSS. «Je pense que ce n'est pas la place d'un diplomate de tenir ce type de langage», a-t-il dit, affirmant sa «pleine solidarité aux pays qui ont été attaqués dans la lecture de leur histoire et leurs frontières».

Le chef de la diplomatie estonienne, Margus Tsahkna, considère que l'ambassadeur de Chine en France a fait un «contresens historique».

Les propos de l'ambassadeur ont aussi été vivement critiqués dans de nombreux pays d'Europe, à commencer par ceux qui ont été occupés par l'Union soviétique –comme les trois États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) aujourd'hui membres de l'Union européenne et de l'OTAN. Le ministre letton des Affaires étrangères, Edgars Rinkēvičs, considère ainsi que les remarques de Lu Shaye sont «complètement inacceptables». Comme son homologue estonien, Margus Tsahkna, qui considère que l'ambassadeur de Chine en France a fait un «contresens historique, car les pays Baltes sont souverains au regard du droit international depuis 1918, mais ont été occupés pendant cinquante ans [par l'URSS]».

Lundi 24 avril, il était annoncé qu'une «clarification» sur la position de Pékin allait être demandée à chacun des ambassadeurs de Chine présents dans les capitales des États baltes.

Du côté de l'Ukraine –actuellement en train de préparer une offensive pour reprendre les territoires occupés par l'armée russe, y compris la Crimée–, c'est un conseiller de la présidence, Mykhaïlo Podoliak, qui a écrit sur Twitter, le 23 avril: «Il est étrange d'entendre une version absurde de “l'histoire de la Crimée” de la part d'un représentant d'un pays scrupuleux au sujet de son histoire millénaire.»

Par ailleurs, soixante-dix-neuf parlementaires européens de l'Alliance interparlementaire sur la Chine ont signé une tribune, publiée dans Le Monde daté du 24 avril, afin de demander à la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, de déclarer Lu Shaye persona non grata et, donc, qu'il soit renvoyé en Chine.

De son côté, en termes plus diplomatiques, Josep Borrell, le haut représentant de l'Union européenne pour les Affaires étrangères, jugeait les propos de l'ambassadeur «inacceptables» et préférait supposer qu'ils «ne représent[ai]ent pas la position officielle de la Chine».

De l'Afrique à la France

Pour avoir provoqué de tels remous, il est clair que Lu Shaye est un diplomate d'un genre particulier. Il a pourtant commencé par un parcours classique. Au collège, avant qu'il n'entre à la Ligue de la jeunesse communiste, un de ses professeurs l'encourage à apprendre le français. Après le bac, il poursuit ses études à l'Institut de diplomatie de Pékin et se passionne pour les cours sur la colonisation, ce qui l'amène à devenir très critique de l'Occident moralisateur. Sa connaissance de la langue française fait qu'à la fin des années 1980, il est envoyé en Guinée, puis dans d'autres pays d'Afrique occidentale.

Au début des années 2000, il est en poste comme conseiller à l'ambassade de Chine à Paris avant de devenir ambassadeur au Sénégal de 2005 à 2009. Ensuite, jusqu'en 2014, il est directeur du secteur «Afrique» au ministère chinois des Affaires étrangères. Fin 2014 et en 2015, comme tout diplomate chinois, il doit occuper un poste dans l'administration territoriale et il est affecté à Wuhan comme maire adjoint. Après quoi, il est nommé ambassadeur de Chine au Canada, où il va commencer à se faire connaître pour la fermeté de ses positions.

En mars 2021, il se déchaîne contre le chercheur Antoine Bondaz en le traitant de «petite frappe», de «hyène folle» et de «troll idéologique».

Fin 2018, sur demande des États-Unis qui voulaient qu'elle soit extradée et jugée sur leur territoire, Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, est arrêtée à Vancouver, au Canada. La grande entreprise chinoise de télécoms est soupçonnée d'exporter des produits américains vers l'Iran en violation des sanctions décidées par Washington. L'ambassadeur Lu Shaye publie alors une tribune dans laquelle il hurle à «l'égoïsme occidental» et au «suprémacisme blanc». Il se comporte de telle sorte que lorsque sa nomination en France est annoncée, plusieurs journaux canadiens se réjouissent de son départ dans des articles où apparaissent les mots «bon débarras».

Il est donc nommé à Paris en 2019. Et se retrouve convoqué au Quai d'Orsay en avril 2020 pour avoir écrit dans le journal de l'ambassade que dans les Ehpad en France, des soignants «ont abandonné leur poste du jour au lendemain […], laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie». En mars 2021, il se déchaîne contre le chercheur Antoine Bondaz, qui critique la Chine au sujet de Taïwan, en le traitant de «petite frappe», de «hyène folle» et de «troll idéologique».

Le calme entre les tempêtes

L'ambassadeur Lu Shaye commente également parfois l'actualité. En août 2022, lorsque Nancy Pelosi, alors présidente démocrate de la Chambre des représentants, se rend à Taïwan au cours d'une tournée asiatique, il déclare que les pro-indépendantistes taïwanais ont fait subir à la population de l'île «un lavage de cerveau» et dit «être sûr» que dès qu'ils auront été rééduqués, les habitants de Taïwan «redeviendr[ont] patriote[s]».

Il arrive toutefois que l'ambassadeur ait des activités moins agressives. En juillet dernier, au Nohant Festival Chopin qui se déroule chaque année au château de George Sand dans le Berry, il a assisté au concert de Bruce Liu, un pianiste chinois. Tous ceux qui approchent alors l'ambassadeur le trouvent détendu et souriant.

À Paris, il a également organisé, le 15 novembre 2022, dans une salle de l'Unesco, un vaste colloque. Sont présents Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002), Maurice Gourdault-Montagne, ex-ambassadeur de France à Pékin (2014-2017) et ancien secrétaire général du Quai d'Orsay (2017-2019), Jean-François Di Meglio, sinologue et président d'Asia Centre, sans oublier l'ex-Premier ministre Jean-Pierre Raffarin (2002-2005), par le biais d'une vidéo préenregistrée, ainsi qu'un panel d'hommes d'affaires.

Tous ces participants étaient invités à parler des «nouveaux partenariats sino-français et sino-européens». Quelques officiels chinois ont également exposé leurs points de vue sur ce thème tandis que, dans un discours conforme aux positions officielles de Pékin, l'ambassadeur Lu Shaye a tenu à rappeler que «c'est en guidant la révolution, le développement et la réforme par la théorie marxiste que le Parti communiste chinois a réussi».

Agitation, contradiction, mais pas de sanctions

Cependant, avec ses réponses lors de l'émission de LCI, l'ambassadeur a déclenché une agitation inhabituelle pour un diplomate. Et cela a été observé de près par les autorités politiques à Pékin qui, lundi 24 avril, ont décidé de faire en sorte de calmer la situation. Mao Ning, l'une des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères, a déclaré devant la presse que «la Chine respecte le statut d'État souverain des anciennes républiques soviétiques» nées après la dissolution de l'URSS.

«Après l'effondrement de l'Union soviétique, la Chine a été l'un des premiers pays à établir des relations diplomatiques avec les pays concernés», insiste-t-elle après avoir présenté une position de principe en assurant que «la Chine respecte la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale de tous les pays et soutient les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies».

Dans le «Global Times», on peut lire que la France serait bien inspirée de «protéger la liberté d'expression» de l'ambassadeur de Chine.

Ces déclarations contredisent à l'évidence Lu Shaye. Mais celui-ci ne donne aucunement l'impression d'être désavoué. Le lundi 24 avril, il avait rendez-vous avec Luis Vassy, le directeur de cabinet de Catherine Colonna. Cette rencontre a-t-elle donné lieu à une sévère mise au point? Le ministère a fait savoir que Luis Vassy avait «pris bonne note des clarifications de Pékin» sur le fait que «Lu Shaye s'était exprimé à titre personnel».

Pour sa part, l'ambassadeur a indiqué le 24 avril, de façon totalement détendue, sur Twitter: «Cet après-midi, j'ai eu avec grand plaisir un entretien amical avec M. Luis Vassy, directeur de cabinet de la ministre française de l'Europe et des Affaires étrangères. Cette rencontre avait été prévue depuis plusieurs jours.» Cette dernière phrase vise évidemment à indiquer que le rendez-vous n'était pas lié à la diffusion de l'émission de LCI.

À Pékin, une fois que la version officielle a été énoncée par Mao Ning, aucune critique n'a visé Lu Shaye. Dans le Global Times, un tabloïd très proche de la direction du Parti communiste, on peut même lire, dans un article du 24 avril, que la France serait bien inspirée de «protéger la liberté d'expression» de l'ambassadeur de Chine. Le rédacteur en chef de cette publication a longtemps été Hu Xijin, aujourd'hui à la retraite, mais qui fut l'un des créateurs du mouvement des «loups combattants».

Qin Gang, ex-ambassadeur de Chine à Washington, est également un animateur de premier plan de ce mouvement. Et comme ce même Qin Gang est revenu à Pékin en décembre pour occuper le poste de ministre des Affaires étrangères, il est probable que Lu Shaye n'ait pas à craindre pour la suite de sa carrière, quels que soient ses dérapages ou provocations.

Source: Slate.fr