La destruction du barrage de Kakhovka est une catastrophe pour le monde entier

June 16, 2023
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Tandis que la guerre fait rage entre la Russie et l'Ukraine, ses effets les plus dévastateurs se multiplient et s'étendent bien au-delà de l'Europe de l'Est. La semaine dernière en a donné un exemple extrêmement sinistre. Le barrage hydroélectrique de Kakhovka, perché sur le Dniepr dans la province de Kherson, a été détruit le mardi 6 juin, et l'eau du réservoir de Kakhovka s'est déversée dans le fleuve et sur ses rives. Les terres, les habitations et les infrastructures environnantes ont été inondées par des eaux de ruissellement toxiques, obligeant des milliers d'habitants à fuir.

Bien que nous ne sachions toujours pas qui est responsable de la démolition –les deux camps s'accusent mutuellement– la Russie et l'Ukraine ont toutes deux subi de graves dommages. Les deux nations revendiquent différentes régions dans la province de Kherson, et la ville de Nova Kakhovka se trouve sous le contrôle de la Russie. La destruction du barrage ne donne donc clairement l'avantage à aucune des deux parties au conflit: les lignes de front militaires se sont transformées en boue et les moyens de subsistance des Russes et des Ukrainiens sont menacés.

En réalité, l'attaque –dont Ostap Semerak, ancien ministre ukrainien de l'Écologie, a déclaré au Guardian qu'elle pourrait être la «pire catastrophe écologique en Ukraine depuis Tchernobyl»– aura moins d'incidence sur la guerre que sur les deux pays au cours des années à venir, et sur le reste du monde avec eux.

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Pollutions diverses et menaces sur la centrale de Zaporijia

La situation est déjà grave. Tandis que l'eau s'est écoulée du barrage, inondant un tronçon de 80 kilomètres du Dniepr, le territoire ukrainien le long des rives occidentales a été totalement englouti: fermes, stations-service, mines terrestres, armureries, usines, maisons, voies de chemin de fer ou forêts sont réduites à néant. Alors que le niveau du Dniepr atteignait une hauteur dangereuse, les habitants et les représentants du gouvernement ont fait état de scènes effrayantes dans la province de Kherson. Les eaux de ruissellement contenaient «des pesticides, des produits chimiques, du pétrole, des animaux et des poissons morts», et même des détritus provenant de cimetières, a déclaré un Ukrainien au New York Times.

Le président Volodymyr Zelensky a informé des militants écologistes qu'elles charriaient «des eaux usées, du pétrole, des produits chimiques» et peut-être même des matières toxiques provenant «d'au moins deux sites d'enfouissement de cadavres d'animaux morts de fièvre charbonneuse [ou anthrax en anglais, ndlr]» situés dans la région. Dans un zoo national situé au sud de l'Ukraine, dans la ville de Nova Kakhovka, qui est sous contrôle russe, des milliers d'animaux se sont noyés. On évalue à au moins vingt-sept le nombre de personnes décédées, une quarantaine d'autres sont portées disparues et jusqu'à 100.000 personnes risquent d'être déplacées.

Contrairement à son adversaire, le gouvernement ukrainien –qui soutient malgré tout une politique de résilience face au changement climatique– a largement attiré l'attention sur les implications environnementales et énergétiques de Kakhovka au cours de la semaine écoulée. Les autorités ukrainiennes ont souligné que le barrage –qui était l'un des plus grands du monde– a déjà servi de générateur hydroélectrique majeur et de source d'eau de refroidissement pour la centrale nucléaire de Zaporijia, située en amont.

L'explosion n'aura pas d'effet à court terme sur l'approvisionnement en électricité; les installations hydroélectriques et nucléaires ont été prises par les forces russes au tout début de l'invasion, début mars 2022, et ont ensuite été découplées du réseau ukrainien. Ce sont les déversements d'eau de Kakhovka qui suscitent le plus d'inquiétudes. Son immense réservoir (long de 240 kilomètres), qui perd jusqu'à 1,2 mètre d'eau par jour, n'est déjà plus qu'à un quart de sa capacité d'avant l'explosion. Il est à craindre qu'en puisant dans ses réserves d'eau pour se refroidir au cours des prochains mois, la centrale de Zaporijia finisse par manquer de sources d'eau de réserve, ainsi que de main-d'œuvre qualifiée, ce qui provoquerait un effondrement cauchemardesque dans la région.

Un désastre environnemental, économique et agricole

Il y a aussi la question des débris que l'eau du réservoir Kakhovka a projetés dans toute l'Europe de l'Est et des eaux de ruissellement qui s'écouleront inévitablement vers le point d'entrée du Dniepr dans la mer Noire. Volodymyr Zelensky a annoncé la semaine dernière que les turbines hydroélectriques de Kakhovka étant désormais sous l'eau, environ 150 tonnes d'huiles utilisées pour les moteurs du barrage ont été emportées, polluant les eaux avant même qu'elles ne traversent Kherson. Il reste 300 tonnes de lubrifiants dans l'usine qui pourraient encore se déverser, ce qui serait terrible pour la faune et la flore de la mer Noire, qui se transforme rapidement en «décharge et cimetière d'animaux», selon les termes du gouvernement ukrainien.

Ces eaux ont inondé «plus de 50.000 hectares de forêt» et des dizaines de milliers d'oiseaux et autres animaux risquent de mourir, a déclaré à CNN Ruslan Strilets, ministre ukrainien de l'Environnement et des ressources naturelles. Le ministère de l'Agriculture a également indiqué que 10.000 hectares de terres agricoles contrôlées par l'Ukraine ont été envahis par les eaux, et que les plaines agricoles occupées par la Russie ont souffert encore plus. Les cultures et le bétail des deux côtés ont été emportés par les eaux.

Les poissons d'eau douce qui dépendaient du réservoir de Kakhovka ont également été emportés, et il est probable qu'ils mourront lorsqu'ils atteindront la mer Noire, riche en eau salée. À ce stade, peu de choses ont été épargnées dans les environs du barrage détruit: ni les parcs nationaux, ni les mollusques et crustacés, ni les plantes aquatiques, ni les terres de plantation salinisées par les inondations, ni les mammifères menacés qui dépendent du Dniepr pour leur survie. Le Groupe ukrainien de conservation de la nature (UNCG) prévient que les terres en friche qui subsistent après la catastrophe pourraient bientôt être colonisées par des espèces invasives.

Ces pertes massives d'habitat, de végétation et de terres agricoles laissent présager un avenir encore plus sombre pour les Ukrainiens. Des dizaines de milliers d'entre eux sont déjà privés de l'eau potable que leur fournissait le réservoir de Kakhovka –si leurs villages n'ont pas déjà été complètement inondés. Et la Crimée, contrôlée par la Russie, subira également les conséquences de la fermeture des robinets.

Quant aux agriculteurs dont les parcelles ont été épargnées, ils s'inquiètent à présent des problèmes d'irrigation. Le ministère ukrainien de l'Agriculture estime qu'environ 10.000 hectares agricoles ont été endommagés sur la rive droite du Dniepr, dans les environs de Kherson, et que le réservoir devra être réensauvagé afin d'éviter qu'il ne se transforme en poussière toxique (en raison des pesticides agricoles qui se sont écoulés des terres cultivées et se sont accumulés au fond du réservoir). Cela pourrait empêcher la croissance de céréales et d'oléagineux, sachant que les systèmes d'irrigation de la zone ont permis d'alimenter 584.000 hectares en 2021, année record de récolte durant laquelle les bénéfices se sont élevés à 1,5 milliard de dollars (environ 1,2 milliard d'euros), a ajouté le ministère.

Des répercussions bien au-delà des frontières ukrainiennes

On en arrive ici à une autre urgence: ce que les dégâts industriels et agricoles de l'Ukraine laissent présager pour le reste du monde. La mer Noire, qui est déjà l'étendue d'eau la plus polluée d'Europe, est une région très importante pour ses autres voisins côtiers: la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie et la Géorgie. Ils ont chacun contribué à la pollution de ces eaux, mais tous dépendent également de la mer Noire pour le tourisme, le commerce et les voyages, ainsi que pour le développement industriel et énergétique. La pollution accrue de la mer nuira à chacune de ces nations.

En outre, il y a lieu de s'inquiéter au sujet des exportations, des industries et des approvisionnements alimentaires spécifiques de l'Ukraine. Si le ministère ukrainien de l'Agriculture estime à juste titre que les régions de Kherson, Zaporijia et Dnipro seront les plus durement touchées par la destruction du barrage, les partenaires commerciaux de l'Ukraine devraient être très attentifs, d'autant plus qu'une grande partie de l'agriculture ukrainienne est destinée à l'exportation.

Comme le note le Wall Street Journal, les trois régions susmentionnées représentent 12% de la production agricole du pays, notamment en ce qui concerne les légumes et l'orge. Pour ce qui est de Kherson en particulier, il suffit de souligner que plusieurs silos de stockage de céréales ont été détruits à la suite de l'explosion, tandis que les géants de l'agroalimentaire AgroFusion et Chumak possèdent plusieurs usines et hectares dans la province.

Au-delà des matières premières gâchées, dont dépendent de nombreux pays pauvres, d'autres industries sont en jeu et l'on peut se demander si l'Ukraine sera en mesure de réaliser des échanges commerciaux à court terme. Le plus grand producteur d'acier du pays a interrompu ses activités pour le moment, afin de réduire la demande en eau. Le 7 juin, au lendemain de l'explosion du barrage, un important pipeline d'ammoniac (le plus long du monde) a également été rompu près de Kharkiv (nord-est de l'Ukraine), ce qui pèsera sur les exportations d'engrais et de céréales de l'Ukraine.

De nombreux ports de commerce sur le Dniepr, qui permettaient de transporter des produits tels que des récoltes et des matériaux de construction, «ont été rendus inutilisables par le drainage du réservoir», comme l'a déclaré au New York Times le responsable de l'administration des transports maritimes de l'Ukraine.

Il faudra des années pour reconstruire, et une partie de ces dégâts ne sera peut-être jamais réparée. Les terres agricoles fragilisées par le manque d'eau et les dépôts de sédiments ne donneront peut-être jamais les récoltes abondantes qui ont jadis profité à l'économie ukrainienne. Il faudra des années pour que les populations animales et végétales touchées se reconstituent, si toutefois les espèces les plus menacées parmi elles ne disparaissent pas.

Les villes et les villages qui dépendaient du barrage de Kakhovka et du Dniepr, dont beaucoup ont été évacués, ne seront pas reconstruits avant longtemps. Et nous ne savons pas combien de temps la guerre va durer, et combien de terres fertiles, de ressources naturelles et d'eaux de l'Ukraine seront encore touchées. L'effondrement du barrage n'est pas seulement une catastrophe pour la Russie et l'Ukraine, c'est une catastrophe mondiale.

Source: Slate.fr