Warsan Shire transforme l’horreur en beauté
Warsan Shire, aux Pays-Bas, en 2022. Sur son sweat-shirt, l’écrivain américain James Baldwin. ROGER CREMERS/LUMEN/OPALE
Warsan Shire (prononcer « chiré ») scande ses réponses de son timbre délicatement éraillé. La poète britannico-somalienne use de l’anaphore et de l’épiphore, si bien que, retranscrivant l’entretien, on se demande si elle ne nous a pas offert un poème. Comme un supplément au recueil qui paraît aujourd’hui en France. Bénie soit cette enfant qu’une voix dans sa tête a fait grandir est son premier livre de poésie. Fruit de plus d’une décennie d’écriture, parcours dans ses blessures créatrices.
Nous l’avons rencontrée il y a un mois, sous un ciel londonien changeant. Depuis 2015, elle vit à Los Angeles, mais elle était de passage en Europe. A Wembley, dans le nord-ouest de son enfance, elle dit au revoir à une amie tout juste retrouvée. Puis elle embrasse d’un geste ample le nouveau stade où se sont tenus les Jeux olympiques de 2012. Warsan Shire s’assied en tailleur, se drapant dans une grande écharpe. Elle plisse les yeux. C’est la même vibration qu’autrefois.
« J’ai mis un nom sur mes troubles »
Tout a changé, rien n’a changé. Il en va du quartier comme de l’écrivaine, propulsée sur le devant de la scène poétique depuis sa collaboration avec Beyoncé. En 2016, la chanteuse américaine a fait appel à Warsan Shire pour son album Lemonade. Beyoncé y lit des extraits du premier « pamphlet poétique » de sa cadette, publié en 2011, à l’âge de 23 ans. Où j’apprends à ma mère à donner naissance (Editions isabelle sauvage) paraît en France en 2017, dans une traduction de Sika Fakambi. Il y est question de mères, des traumatismes passant d’une génération à l’autre, d’enfants contraints d’être des parents pour leur fratrie. « Je ne savais pas vraiment ce qu’était un traumatisme. Aujourd’hui, j’ai bientôt 35 ans. J’ai écrit mon premier recueil de poésie, j’ai été en thérapie, j’ai compris ce qui n’allait pas chez ma mère, j’ai compris ce qui n’allait pas chez mon père, j’ai de l’empathie pour eux. Je suis devenue une mère à mon tour. J’ai déménagé dans un autre pays, je suis tombée amoureuse, je me suis mariée. J’ai été malade, j’ai mis un nom sur mes troubles, ce sont des TOC, ma meilleure amie est morte », prononce-t-elle sans reprendre son souffle.
De cette maturation est né Bénie soit cette enfant qu’une voix dans sa tête a fait grandir. Pour bâtir ce recueil, Warsan Shire a posé trois cents poèmes sur la table, et n’en a gardé qu’une cinquantaine. Ce faisant, elle entendait les questions de Jacob Sam-La Rose, poète et éditeur britannique qui fut son mentor : « Pourquoi écris-tu ? Pour qui écris-tu ? Quel est le sens de tout ça ? » A présent, elle sait : son œuvre sera « une cartographie » de sa vie, « reliée à d’autres vécus ». Notamment ceux de sa mère et de sa grand-mère. « Est-ce le récit d’une longue souffrance ? D’une grande résilience ? Est-ce une histoire de patience et de pardon ? Oui, dit-elle, mais mon œuvre reflète aussi le profond traumatisme de femmes qui se battent contre des maladies mentales qu’elles croyaient être des malédictions. C’est très cathartique de sonder cela par l’écriture, et de m’assurer de faire un livre de bénédiction. » Warsan Shire espère qu’il donnera de l’espoir à ceux qui s’y reconnaîtront, ainsi qu’aux trois sœurs qu’elle a élevées. Ce livre leur est dédié.
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Source: Le Monde