L'hypermarché a 60 ans : "Aujourd'hui, il y a un enjeu écologique de la mobilité dans la circulation des objets, on a transformé nos rapports au territoire", souligne Jean Viard

June 18, 2023
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Qu'est-ce que la très grande distribution a changé dans nos vies ? Il y a 60 ans, en juin 1963, le premier hypermarché de France, un magasin Carrefour, ouvrait à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l'Essonne. Décryptage avec le sociologue Jean Viard.

La très grande distribution a changé nos modes de consommation, il y a 60 ans exactement quand en juin 1963, ouvrait le premier hypermarché de France, un magasin Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l'Essonne. Un magasin, à l'époque béni par un prêtre, parrainé par Françoise Sagan. Les hypermarchés au-delà de 2500 m2 et jusqu'à 20.000 m2, ces grands centres commerciaux, qu'est-ce que cela a changé en France ?

franceinfo : Ça a vraiment été un grand événement Jean Viard, l'arrivée d'un premier hypermarché en France ?

Jean Viard : Oui, d'abord, c'était l'époque où on était fasciné par les États-Unis, et puis c'était une toute nouvelle façon d'acheter parce que nous, on avait des petites boutiques, il fallait rentrer, demander si vous pouviez toucher. Et là, vous rentrez, vous avez votre caddie, vous chargez votre caddie, et vous avez un sentiment que rien ne coûte rien, parce que vous ne payez pas les pièces une par une, donc c'était un grand changement.

Mais après, il faut le penser dans un territoire où on a créé 63.000 ronds-points, où on a créé des milliers de grandes surfaces, on a créé des ZUP et des ZAC etc. et au milieu, on a mis la voiture. Et donc, le supermarché, c'est le complément de la voiture pour aller à la maison, et au fond, on a complètement transformé le territoire français avec l'ensemble de ces équipements.

C'est beaucoup plus qu'une révolution dans les modes de consommation, les modes d'achat. Ça a structuré durablement nos territoires ?

On est passé de cinq kilomètres par jour et par Français, à l'époque, quand on a ouvert le premier supermarché, et aujourd'hui, on est à 60 kilomètres par jour et par Français. Sur ces kilomètres, il y en a un tiers qui sert au trajet domicile-travail, un autre tiers qui sert au week-end et aux vacances et le dernier tiers qui sert à faire ses courses, aller chercher ses gosses, on fait à peu près 20 kilomètres par jour, simplement dans ces activités-là. Donc il y a tout un nouveau rapport au territoire.

On est en train de redécouvrir les petites villes, les villes moyennes, comme des lieux absolument magnifiques de lien social, de convivialité, on fait du télétravail, donc on peut aller dans les très grandes villes que deux fois par semaine. Il y a une nouvelle naissance des petites villes qui est en train de se faire. Mais là, je pense que la période où le béton a restructuré les ZUP, les supermarchés et les ronds-points, cette période, je pense qu'elle est heureusement derrière nous.

Donc des changements structurels provoqués par ces grands hypermarchés qui s'installent en périphérie, mais évidemment aussi des changements dans le mode d'achat, dans la consommation ?

Une des conséquences majeures, c'est qu'on a démocratisé l'accès à des objets pas chers. On est passé de quelques centaines d'objets, dans une maison, à des milliers. Même chez les gens les plus populaires, il y a énormément d'objets, d'objets commodes, ce ne sont pas des objets empilés qui ne servent à rien, mais le dénuement dans une maison de l'après-guerre populaire, il n'y avait quasiment rien. Pourquoi ? Parce que ces structures-là, y compris après, ont importé des produits pas chers.

Quand vous allez dans une grande surface, 70% des objets viennent d'Asie. Les objets, pas l'alimentaire. Et c'est pour ça que ces surfaces augmentent de plus en plus l'alimentaire frais, l'alimentaire de proximité. D'abord pour légitimer un discours : "Nous, on en est d'ici et les tomates, elles viennent du bout de la rue, etc.", mais en plus, c'est vrai, c'est pour que ça soit frais.

Mais ce modèle est en partie périmé, parce que ce qui se passe aujourd'hui, c'est l'explosion de la livraison, tout ce qui est lourd, compliqué ou rare. On est en train de séparer un renouveau du proche et de la petite boutique, et du coup, les très, très grands supermarchés – il y en a que quelques centaines – les hypers hyper, ceux-là, ils vont avoir un problème. Sauf s'ils sont très spécialisés, parce qu'effectivement ceux qui sont dans des chaînes, ils ont un effet de recul parce que la livraison, évidemment, leur coupe l'herbe sous le pied.

Donc aujourd'hui, il y a ce mouvement de balancier, un retour en arrière avec des formes différentes bien sûr ?

Le local, mais associé à la livraison. L'essentiel, c'est quand même la livraison, que ce soit pour la pizza, les pharmaciens s'y mettent aussi, les livres, etc. c'est-à-dire demain, plein d'objets seront livrés. Dans notre société, il y a 10% de l'emploi, c'est de la logistique, les chauffeurs, etc. et donc la question de la livraison, de la structuration de la livraison, de son impact écologique – parce qu'il est beaucoup plus rationnel de livrer 10 familles dans une rue avec une camionnette électrique, que d'aller avec des voitures faire ses courses.

Donc, il y a là tout un enjeu écologique de la mobilité dans la circulation des objets. Et la société du proche est une société essentiellement pédestre. Donc derrière ces enjeux, il y a tout un rapport complètement différent à l'écologie, au territoire, au carbone et au bas carbone. Donc il y a tout ça qui est en train de bouger dans nos sociétés et de transformer complètement nos rapports au territoire.

Source: franceinfo