Evguéni Roïzman, opposant inclassable et nouvelle victime de l’engrenage judiciaire russe

April 28, 2023
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Parole muselée

Le procès d’Evguéni Roïzman s’est ouvert le 26 avril à Ekaterinbourg, ville dont il fut le maire pendant cinq ans. Visage bien connu de la politique russe, à la fois militant anti-drogue et collectionneur d’art, cet opposant charismatique risque la prison pour avoir "discrédité" l’armée russe en critiquant l’invasion de l’Ukraine. Portrait.

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Avec son regard ténébreux et sa silhouette charpentée, Evguéni Roïzman a davantage l’allure d’un acteur de western que d’un fonctionnaire d’État. Dans un pays où la politique nourrit une méfiance viscérale, les noms des représentants locaux sont bien souvent inconnus des administrés. Celui de Roïzman, lui, sonne comme une marque. À Ekaterinbourg, sa ville natale de l’Oural – Sverdlovsk, à l’époque soviétique –, il est connu de tous. Au milieu de personnalités aux profils généralement interchangeables, Evguéni Roïzman se distingue.

Député à la Douma d’État de 2003 à 2007, l’homme s’impose véritablement en politique en 2013, quand il est élu maire d’Ekaterinbourg. L’issue du scrutin est suffisamment inhabituelle pour créer l’événement : Evguéni Roïzman l'emporte contre le candidat de Russie unie, le parti du Kremlin, et une personnalité assimilée à l’opposition s’installe à l’administration de la quatrième ville de Russie (1,5 million d’habitants).

La fonction, essentiellement représentative, lui confère en réalité peu de responsabilités, mais le nouveau maire introduit des pratiques bien peu courantes en Russie, où l’exercice politique est figé dans la verticalité : Evguéni Roïzman assure des permanences au cours desquelles il reçoit les habitants de la ville et écoute leurs doléances portant sur la médecine, le logement, la justice.

Haltères et livres d'art

Ce rôle d’intermédiaire entre les citoyens et les décideurs façonne son image d’élu accessible. À Ekaterinbourg, Evguéni Roïzman se déplace sans garde du corps. Dans un livre paru il y a quelques années, un journaliste russe sous le charme l’a baptisé "le Robin des Bois de l’Oural". Habitués des lourdeurs protocolaires, les correspondants de presse étrangers étaient déconcertés d’être accueillis à l’administration de la ville sans vérification préalable ni escorte. Evguéni Roïzman recevait dans son bureau en jeans et t-shirt, haltères posées au sol et livres d’art dans la bibliothèque.

Il faut dissocier les légendes des faits pour retracer le parcours de cet élu atypique. Jeune trentenaire lorsque s’effondre l’URSS, Evguéni Roïzman fait des affaires dans la joaillerie, dans une ville où règnent et s’affrontent les organisations criminelles. "Comme tout le monde en Russie", dit-il, il est passé par la prison : lorsqu’il est interrogé sur le sujet, il élude cette condamnation de jeunesse qu’il présente comme une expérience utile et formatrice.

"Dans le monde politique, des rivaux ont tenté d’utiliser cette condamnation pour lui nuire, mais elle ne lui a pas porté préjudice dans l’opinion, estime le journaliste Dmitri Kolezev, fondateur du site d’information It’s my city, basé à Ekaterinbourg. "Au contraire, Roïzman apparaît comme quelqu’un qui connaît la vie et qui a su avancer et entreprendre différentes choses". Evguéni Roïzman a aussi étudié à l’université avant de fonder, en 1999, le premier musée d’icônes privé de Russie. Il s'est constitué une importante collection d’art – des icônes de l’école de Neviansk, dans l’Oural, mais aussi des œuvres d’artistes de la région.

"Solide et patriote"

Ce sportif au physique imposant édite des livres d’art, se passionne pour l’histoire, écrit des vers – il aime Villon et Nerval –, mais il est aussi connu comme un militant impitoyable contre la drogue. L’année où il inaugure son musée d’icônes, Evguéni Roïzman fonde également son centre d’accueil pour toxicomanes. À une époque où le pays connaît une situation sanitaire désastreuse, l’initiative est saluée. Les méthodes employées sont controversées car jugées brutales, mais à la mesure de la gravité du problème, juge-t-il.

"S’attaquer à la toxicomanie et à la corruption de la police l’a rendu très populaire, poursuit Dmitri Kolezev, aujourd’hui réfugié en Lituanie. Roïzman est perçu comme un gaillard solide, brut de décoffrage, patriote, que la politique n’a pas corrompu et qui est aussi un intellectuel. Son originalité tient du fait qu’il plaît à la fois au citoyen lambda et à l’intelligentsia". Il échappe par ailleurs à l’un des reproches régulièrement adressés aux opposants politiques : la critique aisée, détachée de toute expérience concrète. "Roïzman, lui, a exercé des fonctions officielles". Des figures de l’opposition comme Alexeï Navalny ou Vladimir Kara-Mourza inspirent plus de défiance, constamment présentées comme des agitateurs payés par l’étranger.

Sa notoriété repose aussi sur le personnage qu’il s’est créé sur Twitter. Evguéni Roïzman y a pris l’habitude de s’exprimer sur l’actualité sur un mode outrancier – il recourt largement au "mat" (jargon ordurier) pour commenter aberrations de la politique russe, décisions de justice et contenus de propagande. Des saillies partagées avec gourmandise et qui lui valent une communauté de fidèles. En comparaison avec une expression publique lissée à l’extrême, ce langage fleuri semble au contraire empreint de sincérité. "Il jure comme un charretier, mais les gens ont aujourd’hui compris après la guerre que c’était bien la seule langue capable de restituer la réalité", ajoute Dmitri Kolezev.

L'héritage d'Eltsine

Sous son mandat de maire, Ekaterinbourg est à plusieurs reprises apparue comme une ville au fort potentiel contestataire et se distinguant par sa vitalité artistique. En 2015, un musée dédié à Boris Eltsine (1931-2007) y a été inauguré, devenu depuis le centre de gravité de la vie culturelle et intellectuelle de la ville. Originaire de l’Oural, l’ancien président y est d’abord présenté comme celui qui a porté des idéaux démocratiques pour la jeune et fragile Fédération de Russie. "Eltsine n’a jamais été ni rancunier ni hargneux, il n’a jamais poursuivi personne, et il a eu le courage de renoncer au pouvoir et d’introduire des changements", disait Roïzman dans un entretien avec Iouri Doud, le YouTubeur le plus populaire de Russie.

En 2018, l’élection du maire au suffrage universel est opportunément supprimée par le parlement local. Le choix revient désormais aux députés. Evguéni Roïzman sait que la manœuvre consiste à l’écarter et se retire. "J’ai refusé de légitimer cette supercherie", explique-t-il au journal Novaïa Gazeta. Il continue pourtant d’assurer ses permanences – désormais en qualité de citoyen engagé –, au siège de sa fondation caritative, qui finance des soins médicaux pour les plus démunis.

Lorsqu’en 2022, le Kremlin lance son "opération spéciale" en Ukraine, l’opposant ose appeler les choses par leur nom : la Russie mène une guerre. Il avait auparavant soutenu, et avec constance, les prisonniers politiques – l’Ukrainien Oleg Sentsov, Alexeï Navalny – sans être inquiété. Mais dans la nouvelle réalité russe, l’immunité que semblait lui accorder sa popularité est révolue. À 60 ans, il se trouve à son tour pris dans l’étau judiciaire russe. Dans les médias, son nom est désormais suivi d’un astérisque infamant stigmatisant les "agents de l’étranger", selon la terminologie employée par l’État russe. Accusé d’avoir "discrédité" l’armée russe dans une vidéo diffusée sur YouTube en juillet 2022, Evguéni Roïzman a plaidé non coupable mercredi 26 avril. Le site It’s my city rapporte que l’accès à la salle d’audience a été limité à des chaînes de télévision d'État. Evguéni Roïzman refusait de céder à l’intimidation et, contrairement à la majorité des opposants, excluait de quitter la Russie. "Je suis né et j’ai grandi ici, j’aime mon pays. Au nom de quoi devrais-je partir ?".

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Source: FRANCE 24