Au Soudan, la guerre des chefs à Khartoum prend une dimension ethnique au Darfour

June 19, 2023
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Le marché incendié d’Al-Geneina, au Darfour occidental (Soudan), le 29 avril 2023. - / AFP

« Il règne à Al-Geneina une odeur de mort. Nous étions pris pour cible même lorsqu’on enterrait nos défunts », décrit le docteur Rabih Saleh, originaire de la capitale du Darfour occidental et tout juste réfugié dans le nord de cette province de l’ouest du Soudan, après deux jours de minibus. Dimanche 11 juin, dix roquettes tombaient sur son quartier de Shati, tuant trois civils sur le seuil de sa maison. « Quand on est passés au rond-point principal, on a caché les yeux des enfants pour ne pas qu’ils voient les tas de corps en décomposition. L’odeur était irrespirable », poursuit ce vétérinaire employé au ministère de l’agriculture.

Les combats qui ont éclaté à Khartoum le 15 avril entre les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane, et les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo alias « Hemetti », n’ont pas tardé à déborder sur le Darfour, la région d’origine de ce dernier. Le bilan des affrontements à Al-Geneina s’élève désormais à plus de 1 200 morts et plusieurs milliers de blessés, selon des médecins et militants des droits humains. Après avoir perdu le contrôle des points stratégiques de la ville, de l’aéroport et d’une base militaire, les FAS se sont repliées le 24 avril dans leur quartier général, à 7 kilomètres du centre. La population (près de 200 000 habitants) s’est alors retrouvée en première ligne face aux FSR et leurs alliés.

Pour quitter la ville, Rabih Saleh a dû passer par des miliciens arabes, dépensant l’équivalent de 90 euros pour chaque membre de sa famille. « Il faut un peu d’argent et, surtout, ne pas être [du groupe ethnique] masalit pour avoir une chance de s’enfuir », conclut le père de famille, issu d’une tribu arabe. La guerre au Darfour occidental a pris un tournant ethnique. Les combats se sont rapidement transformés en conflit opposant les milices arabes « janjawids », soutenues massivement par les FSR, et les communautés dites « africaines », c’est-à-dire non arabes – dont les Masalit –, qui ont formé des groupes d’autodéfense. Celles-ci constituent la majorité des victimes des violences.

Le gouverneur arrêté puis exécuté

La guerre déclenchée en 2003 au Darfour avait déjà entraîné le déplacement de près de la moitié des Masalit du Darfour occidental vers le Tchad. « A partir des années 2000, Omar Al-Bachir y avait installé une paix des vainqueurs, donnant le pouvoir à des chefferies arabes créées de toutes pièces par le régime islamiste, décrypte le chercheur Jérôme Tubiana, l’un des meilleurs spécialistes de la région. Après sa chute en 2019, puis les accords de Juba signés en 2020 entre le gouvernement et des groupes rebelles, ces leaders communautaires ont senti leurs acquis menacés et ont contribué à replonger la région dans la violence. »

« Les acteurs locaux font peu de cas du conflit au niveau national. Ils instrumentalisent la guerre qui a éclaté à Khartoum pour mener leur propre guerre, ou plutôt continuer la guerre qu’ils avaient déjà commencée. Les milices arabes profitent des deux belligérants pour faire avancer leur campagne d’accaparement des terres et leur projet de domination sur l’Etat du Darfour occidental », poursuit Jérôme Tubiana.

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Al-Geneina est aujourd’hui assiégée. Le marché principal, les administrations et les camps de déplacés ont été incendiés. Depuis la fin mai, les réseaux électriques sont coupés, rendant les communications téléphoniques impossibles. Touchés par les combats et faute de médicaments ou d’électricité, tous les centres de santé sont hors service.

A la suite d’une interview télévisée au cours de laquelle il a accusé les FSR et les milices alliées de perpétrer un « génocide », le gouverneur masalit du Darfour occidental, Khamis Abdallah Abakar, a été arrêté mercredi 14 juin par des soldats du général « Hemetti ». Quelques heures plus tard, il a été exécuté et sa dépouille mutilée. La mort de cette figure historique de la rébellion du Darfour, devenu gouverneur après la signature des accords de paix de Juba en 2020, est imputée aux FSR. Celles-ci ont nié toute implication, rejetant la faute sur « des hors-la-loi » affiliés au régime islamiste. « Tout confirme l’implication des FSR. Mais cela n’exonère pas l’armée régulière de sa responsabilité à protéger un haut fonctionnaire de l’Etat », se désole le journaliste Fayez Al-Sulaik dans les colonnes du Sudans Post.

« Ciblages ethniques et politiques »

Au milieu des combats, de nombreuses personnalités publiques sont également prises pour cible par les FSR et leurs alliés. Le barreau des avocats du Darfour a déploré les assassinats de plusieurs de ses membres, de journalistes, de médecins, de militants politiques et de chefs traditionnels. La famille du sultan masalit a été décimée par une roquette tirée par les paramilitaires. « Ce sont des ciblages ethniques et politiques. Ils forcent l’entrée des maisons des intellectuels. Leur idée est d’installer ici une nation arabe, de remplacer les Masalit, de s’approprier des terres », s’insurge un ancien collaborateur d’une ONG française ayant fui la ville, mardi 13 juin, avec quelques vêtements, son ordinateur et trois livres.

Lorsqu’ils ne sont pas massacrés dans les rues, les civils sont pourchassés sur les routes de l’exil menant au Tchad voisin, où plus de 120 000 personnes se sont réfugiées en deux mois. « Il y a des checkpoints partout. Les FSR ou les miliciens qui leur sont proches t’arrêtent, demandent de quelle tribu tu es, où tu vis, plein de détails, raconte Mohamed, arrivé lundi à Adré. Un mot de travers et ils t’exécutent sur le bord de la route. C’est arrivé devant moi, ils ont lié les mains d’un homme, l’ont fouetté et l’ont abattu sous nos yeux avant de nous dépouiller. »

Pour gagner ce poste-frontière tchadien, des colonnes de milliers de civils traversent à pied les étendues de terres détrempées par les premières pluies. Sur certaines vidéos consultées par Le Monde, des groupes de réfugiés, certains portant leurs enfants dans les bras, sont sommés de courir par les soldats tchadiens qui les accueillent, alors que les balles tirées par les miliciens soudanais retentissent autour de la frontière, dont la porosité fait craindre un débordement du conflit.

Depuis le début de la guerre des chefs à Khartoum, sur près de 2 millions de déplacés, plus de 270 000 l’ont été au Darfour occidental. « Le Darfour sombre rapidement dans une calamité humanitaire. Le monde ne peut pas laisser cela arriver. Pas une nouvelle fois », s’alarme Martin Griffiths, responsable des Nations unies pour les affaires humanitaires, en référence à la guerre qui, vingt ans plus tôt, avait fait plus de 300 000 morts.

Source: Le Monde