Crise au Liban : les écoles chrétiennes à bout de souffle
Debout devant le portail du lycée beyrouthin où il enseignait depuis seize ans, Imad K. a salué les élèves qui se précipitaient vers la sortie après leurs cours. Pour tourner une page de sa vie, ce jeudi 15 juin, et prendre, partagé entre soulagement et inquiétude, la direction du Qatar où il a trouvé un poste.
« Avais-je vraiment le choix ? Mon salaire ne valait plus rien, je n’avais pas d’espoir que la situation s’améliore de sitôt. J’ai deux enfants à nourrir », murmure cet homme de 40 ans, en s’excusant presque d’émigrer. Au Liban, Imad encaissait à peine 350 dollars par mois (soit 320 €), contre 1 500 il y a cinq ans. Un revenu insuffisant, alors que les dépenses courantes ont explosé depuis la crise de l’automne 2019.
73 % des enseignants prévoient de déserter le secteur de l’éducation
Selon une enquête de la Lebanese American University publiée début septembre, 73 % des enseignants prévoyaient de déserter le secteur de l’éducation. À l’instar d’Imad, les trois quarts disaient leur souhait d’émigrer. Une perspective qui inquiète le père Youssef Nasr, secrétaire général des écoles catholiques au Liban. « Cette année, 10 % de nos professeurs sont partis, c’est effrayant. Et je crains que ce pourcentage double, ou triple, à la rentrée », dit-il.
Pour stopper l’hémorragie, les écoles chrétiennes ont mis en place un « fonds de solidarité », appelant les parents à compléter en dollars le salaire des enseignants. Un « bonus de 50 à 350 dollars par mois », explique le père Nasr, selon les établissements, leur localisation ou le nombre d’élèves. La plupart des écoles prévoient de le doubler à la rentrée pour conserver leur équipe.
Parents et enseignants pris au porte-monnaie
Cette réalité, sœur Anastasie Moussallem, qui dirige le collège des sœurs du Rosaire à Bourj Hammoud, dans la banlieue est de Beyrouth, la côtoie au quotidien. Pour la bonne marche de son école, elle cherche à recruter une dizaine de professeurs pour septembre. Sans succès jusqu’à présent.
« Comment motiver un enseignant alors qu’il doit payer de sa poche pour venir travailler ? », lance-t-elle, bien consciente que le salaire de base, équivalant à 30 dollars par mois pour un enseignant diplômé d’un mastère (avec un bonus de 150 à 300 dollars selon le contrat et l’expérience), ne séduit plus. « Tout cela nuit à la qualité de l’enseignement, regrette sœur Anastasie, nous devons être exigeants mais, face à des professeurs sous-payés, on ne peut que compatir. »
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Pour faire tourner son collège de 890 élèves, la religieuse rogne sur les dépenses. Les tableaux blancs ont ainsi disparu des classes, actant le retour du tableau noir et de la craie. « Le coût des boîtes de feutres effaçables – 120 dollars – équivaut à la scolarité de deux élèves », dit-elle.
Une incertitude permanente
À son bureau, elle raconte son quotidien ubuesque. Le serveur informatique qui rend l’âme et coûterait 10 000 dollars, qu’elle n’a pas, à réparer. Ses « discussions tendues » avec des parents « qui démissionnent et l’insultent » parfois à cause des scolarités à payer. Ou cette « incertitude permanente » qui la ronge, ne sachant pas combien d’élèves seront là à la rentrée, combien paieront, ni sur combien de professeurs elle pourra compter.
Autant de questions auxquelles la religieuse « ne trouve pas de réponse ». « C’est très lourd. Certains jours, je suis tellement fatiguée de cette humiliation quotidienne que j’ai envie de claquer les portes et de m’en aller, avoue-t-elle. On perd tout ce qui faisait notre fierté au niveau scolaire, alors que nos jeunes ont beaucoup de choses à nous dire, à créer. Ce sont eux qui nous donnent de l’espoir pour continuer. »
La dette de l’État envers les écoles semi-gratuites
« Nous sommes pris entre le marteau et l’enclume, résume sœur Marie-Antoinette Saadé, supérieure de la congrégation des Sœurs maronites de la Sainte-Famille. Nous vivons une chute sans fond. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons aucun horizon. » Fondée en 1 895 à Jbeil, à 45 km de Beyrouth, la congrégation accueille 12 096 élèves dans 23 établissements, dont 7 ont le statut d’écoles semi-gratuites, censées recevoir des subventions de l’État.
Mais en septembre, l’école de Terbol, dans la Bekaa, manquera à l’appel, portant à cinq le nombre d’établissements fermés par la congrégation depuis 2019, faute de finances. D’autres, dans des régions isolées, sont en sursis.
« Nous ne pouvons plus les maintenir, les parents travaillent en grande majorité dans la fonction publique, dans l’armée, avec des salaires en livres qui ne valent plus rien. Ils ne peuvent pas payer », déplore sœur Marie-Antoinette Saadé, qui s’inquiète du devenir de « ces écoles qui reflètent le Liban, car elles accueillent des enfants de toutes confessions. Si nous fermons, où iront-ils ? »
À ce problème se greffe celui, plus ancien, de la dette accumulée par l’État envers les 90 écoles chrétiennes semi-gratuites qui pallient l’absence d’école publique dans certaines régions. « Aucune subvention n’a été réglée par l’État à ces écoles depuis 2017-2018, des centaines de milliards de livres n’ont pas été versées, indique le père Youssef Nasr. Cet argent ne vaut plus rien à cause de la dévaluation. » Cela représenterait « 10 dollars (9 €) par enfant par année scolaire », contre 700 dollars avant 2019.
Des perfusions bienvenues mais pas illimitées
Ébranlées dans leurs fondations, les écoles chrétiennes périclitent, malgré l’assistance financière portée notamment par la France et L’Œuvre d’Orient. Des perfusions bienvenues mais qui ont leurs limites. « Le secteur éducatif est sapé à la racine. Des ONG et la France nous financent à la place de l’État, mais jusqu’à quand ? », s’interroge sœur Marie-Antoinette.
Une inquiétude justifiée, selon le directeur de L’Œuvre d’Orient pour le Liban et la Syrie, Vincent Gelot, qui pointe « la lassitude des donateurs, compte tenu de l’absence de réactions face à l’abandon de l’État libanais et de stratégie commune, malgré l’aggravation de la crise ». « Avec la dollarisation du pays, nous pourrons aider deux fois moins d’élèves. Qui va payer la différence ? », lance-t-il.
Ignorées par un État en faillite et en proie à une paralysie politique, les écoles chrétiennes ne semblent plus attendre de miracle. « Le ministère de l’éducation n’est déjà pas en mesure de régler les problèmes du public, comment pourrait-il résoudre ceux des écoles privées ? », commente le père Nasr, pour qui la seule option, pour tenir, est de « faire face ensemble et unis ».
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200 000 élèves scolarisés dans 320 établissements chrétiens
Le Liban compte 320 écoles chrétiennes, dont 90 sont semi-gratuites, où sont scolarisés 200 000 élèves, soit 20 % du secteur éducatif.
Pour 2022-2023, 11 millions d’euros ont été réunis par différents acteurs (Fonds Personnaz, Aide à l’Église en détresse (AED), Beit El-Baraka, Mission pontificale, Fondation Raoul-Follereau, Comité de Zahlé) pour aider les écoles chrétiennes non homologuées, dont 3 millions par le seul Fonds Personnaz (État français et Œuvre d’Orient) bénéficiant à 130 écoles. L’AEFE (Agence pour l’enseignement français à l’étranger) a versé 5 millions d’euros aux écoles homologuées.
Ces aides ont permis d’installer des panneaux solaires, de payer le mazout pour les générateurs, l’électricité, les salaires ou le transport des enseignants.
Source: La Croix